Étrange roman à l’étrange destin, réédition des années soixante-dix et auteur pseudonymé qui sonne toujours aux abonnés absents. De ces pépites, en avance sur leur temps, survivalisme annoncé, joie de la déterrer, hâte de la découvrir. Il était donc, une fois, un petit garçon réveillé avant l’heure, excitation du départ à venir, pieds nus sur le carrelage, les chaussons sont déjà empaquetés. Il était, alors, une famille s’en allant rejoindre les siens, l’Ami et son amie, la forêt comme havre de paix, touffeurs des jours, tiédeur des nuits. Et dans la maison aux portes ouvertes, arrive encore un trio, deux hommes – Auguste, Augustinus – et leur compagne, Hélène. Tout fleure les congés payés, les années dorées, le vin qui coule à flots, la marmaille laissée à ses jeux, en un mot, les vacances. Mais ce bonheur, déjà subtilement déroutant, une certaine façon de dire, d’enfin révéler des noms et de les répéter, d’une certaine façon de décrire, a priori l’anodin, d’une certaine façon d’interagir, de faire interagir, ne supporte pas la nuit, les nuits, où tout se met à vriller, la lune devenue folle, puis la radio qui se fait muette, les voitures, en panne, inexplicable, et cette sensation très vite, que la clairière est devenue ilot, que le reste du monde s’est tu, qu’il a simplement et purement disparu. Est-ce là les hommes qui rêvent, ensemble, ou la réalité qui les dépasse. Arrive alors le serpent, le drame, le premier drame, n’est pas loin.
Les flammes dansent dans la cheminée. On n’a pas allumé les lampes. Autour de la grande table, destinée à des invités nombreux, les convives, à leur aise, achèvent le dîner. Ils ne se regardent pas. Ils sont tous tournés vers le feu qui réchauffe et distrait. Sans doute éblouit-il également les yeux. Mais il est plus rassurant de soutenir sa clarté directe que de regarder, sur les murs, danser les lueurs vacillantes.
Les enfants épuisés se sont un peu partout assoupis sur les lits.
Une bûche longtemps fumante qui s’enflamme, et voici qu’apparaît, sur le divan près de la fenêtre, le corps d’un enfant abandonné au sommeil. La bouche ouverte, la frimousse salie, le vêtement fripé ou déchiré et, sur tous les morceaux de peau qu’on peut apercevoir, des égratignures au sang coagulé : ils dorment, tous ainsi, habités seulement par une respiration régulière. Insolite soirée, à peine avancée, où l’on ne peut rien faire, sinon boire, parler, dormir. Les Parisiens dépaysés s’étonnent et cherchent par quel biais s’adapter. Le bon vin de pays a coulé pendant tout le repas et coule encore pour qui veut. On a longuement parlé de la maison, des travaux, des voyages, des vacances. Mais, au dessert, un long silence envahit la tablée. Si la conversation reprend, ce sera, on le sent, sur d’autres thèmes, comme si, en passant du jour à la nuit, de la ville à la campagne, les invités et les hôtes se devaient d’oublier le passé.
– La table paraît vide ; nous sommes encore peu nombreux, dit l’Ami. Mais si les promesses sont tenues, demain, après-demain, dans huit jours peut-être, des amis viendront.
Que chacun s’incarne dans un personnage, Pierre l’Éveillé, Mathias le Bâtisseur, Hélène la Pythie, que chacun prenne place sur cette scène close, cette clairière huis-clos, que l’on imagine comme accueillant ce qui ressemble, théâtrale, à une performance bien plus qu’à un roman. Que les dialogues se tissent mais qu’ils paraissent déclamés, mus par une volonté qui outrepasse les humains qui leur prêtent voix. Que les enfants s’agitent, masse indistincte de chérubins, en mal d’amour, en mal de guerre, petits animaux qui bruissent, et tuent, et torturent, et rient. Qu’au grenier le corps d’une fillette patiente, attendant sépulture, bûcher ou cérémonie, et que dans le ciel la lune tressaille, s’agite, que dans les hauts bois apparaissent des ombres, que ces ombres s’embrasent, que les jours et les nuits, en alternance, offrent confort et réconfort, puis peurs, et quoi de pire que d’avoir peur sous le soleil de midi. En arrière-fond, un bruit sourd, coup de pression, coup de folie de cette étrange smala, côte à côte, se rêvant suicidée, s’enlaçant dans une dernière danse, sexuée, devant les flammes salvatrices, libératrices. Mais après la dernière nuit vient le dernier jour, et après le dernier jour encore un jour. Mal à l’aise, le lecteur, pris dans cette gigue endiablée, étouffé par la forêt oppressante, immergé dans un texte aux faux airs de liberté littéraire, liberté soumise aux contraintes, aux incompréhensions, et où l’accent n’est pas porté sur la vraisemblance mais bien sur cette étrangeté qui gratte, dérange, empêche la reconnaissance, le sentiment sécurisant. Inquiet le lecteur, peut-être plus que ces êtres confrontés à ce qui a de faux airs de fin du monde, communications bloquées, isolement, pénuries, qu’importe, tant qu’il reste du vin et des dalles bouillantes sous les corps dénudés, tant que les enfants de leur loupe se font dieu et détruisent des peuples de fourmis, tant qu’on accepte, qu’on laisse de côté, la folie qui guette, tant qu’on vit et tant qu’on meurt. Alors.
Le ciel que Pierre se refuse à regarder demeure limpide. Plus même. On y sent le poids d’une luminosité inhabituelle. Ce n’est pas la lune. C’est comme si les couches de l’air étaient phosphorescentes. Quelque chose se reflète sur le sol, sur l’herbe, sur le balcon, sur le mur, que Pierre ne veut pas admettre, ne veut pas reconnaître, mais qui l’éclaire comme cette lumière familière, dit-on, aux mystiques, et dont ils savent qu’il est inutile de rechercher la source tant elle est située derrière, derrière, et intérieurement.
Pierre ne peut plus durer. Au soulagement physique succède une intense pression mentale qui pèse sur sa nuque, comme la menace d’une matraque. Il ne peut échapper à l’envoûtement du ciel. Il faut qu’il relève les yeux, qu’il regarde l’espace. S’il rentre subrepticement dans le grenier, s’il accroche à nouveau l’épingle de nourrice à son clou, s’il s’allonge silencieusement à l’étroite place qui lui est laissée sur la couche, il souffrira de la même instabilité, de la même agitation qui, tout à l’heure, sous un prétexte physiologique, l’ont tiré hors du lit.
« Je m’appelle Pierre. Je sais que je suis fou. Hélène aussi le sait. Elle me le confirmera d’un jour à l’autre. Je suis heureux de l’avoir rencontrée.
« Je m’appelle Pierre. Je sais que je suis fou. Mais quelque chose me dit que je ne suis pas un fou comme un autre. Qu’être fou à mon époque, et dans les circonstances où cela m’arrive, n’est plus tout à fait de la folie.
« Je m’appelle Pierre. Je suis fou. Hélène aussi est folle. D’un jour à l’autre elle me le dira. »
Pierre, pendant tout ce monologue, a tenu les deux mains appuyées sur ses yeux. Il libère enfin son regard et, d’un seul coup, voit le ciel.
Et patatra. Le-dernier-chapitre-de-trop, l’explicatif, le vilain mot, qui ramène une expérimentation littéraire au statut de simple roman à énigme. Qu’il est triste quand nous étions montés si haut de retomber si bas, dans une banale réalité qui, aussi surprenante puisse-t-elle paraître, bien que portant en elle ses propres questions sur un hypothétique futur, boucle une boucle que l’on aurait aimé laisser ouverte, ouverte sur une apocalypse, sur une clairière où quelques êtres humains, quelques pantomimes, ont subi le délire d’une aventure collective, hors forêt, hors temps, hors cadre. Que j’ai aimé ces lumières dans le ciel, ces absences inexpliquées, que j’ai aimé ces ombres, cette ambiance enfantine, carnassière, qui m’avait ramenée au désarroi de ma première lecture de Sa Majesté des mouches. Que je déplore qu’on me donne clefs d’une porte que je referme sur ce regret, magie rompue.
Éditions Buchet-Chastel – ISBN 9782283032787