Me frotte au Grand public, cherche la recette du succès. Une bonne dose d’émotions, la vieille dame – la vieillesse est un naufrage, ses mots se noient. Parfois un tout petit brin d’humour (plus, ça serait moquerie, pas bien), avec ces mots qui caracolent et ruent dans les brancards. Des phrases simples qui s’enchainent aux phrases simples (en peine de complication, en veine d’hapax). Un peu de tragique, se dire que la Seconde guerre n’en finit pas d’abreuver les imaginaires en mal d’inspiration – profitons-en, bientôt ils seront tous morts. Un grand drame, le bébé vient, le père s’en va, répétition de l’abandon. Et de l’amour, qu’on devine (gros comme une grosse maison) avant même que la dernière page ne nous le confirme. Enfin, de la bienveillance, des beaux et bien gras sentiments qui poissent les pages. Pincée de sel : les poncifs bêtement moralisateurs, vaguement culpabilisants. Sérieux, c’est quand la dernière fois que vous avez dit merci ? Non mais, VRAIMENT merci ? Hein ? Voilà. On (en) mange, on (le) digère (rapidement et sans douleur), puis on passe à autre chose. On soupire et soigne sa mélancolie avec le mantra du libraire : au moins, les gens lisent.
C’est venu d’un coup. Du jour au lendemain.
Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de signes avant-coureurs. Parfois Michka s’arrêtait au milieu de son salon, désorientée, comme si elle ne savait plus par quoi commencer, comme si le rituel, si souvent répété, soudain lui échappait. D’autres fois, elle s’arrêtait au milieu d’une phrase, elle butait, au sens propre, contre quelque chose d’invisible. Elle cherchait un mot et en rencontrait un autre. Ou bien ne rencontrait rien, que le vide, un piège qu’il fallait contourner. Mais pendant tout ce temps, elle vivait seule, chez elle. Autonome. Et elle continuait de lire, de regarder la télévision, de recevoir quelques visites.
Et puis il y a eu ce jour d’automne, que rien n’avait annoncé.
Avant, ça allait. Après, ça n’allait plus.
Je l’imagine dans son appartement au plafond bas, elle est seule, assise dans son fauteuil. Derrière elle, les rideaux sont tirés mais, par l’interstice, on devine la lumière de l’après-midi. La peinture des murs est un peu jaunie. Les meubles, les tableaux, les bibelots, sur les étagères, tout, autour d’elle, semble venu d’un temps lointain.
Elle s’appelle Michka. C’est une vieille dame aux allures de jeune fille. Ou une jeune fille devenue vieille par inadvertance, victime d’un vilain sort. Ses mains longues et noueuses sont agrippées aux accoudoirs du fauteuil comme si elle risquait de chavirer.
Que dire des auteurs qui se sont fait un nom et que l’on pressurise en leur demandant sans cesse de nouvelles copies ? Que dire de ces manuscrits qui ne dépasseraient pas le stade du comité de lecture s’ils ne portaient pas en en-tête un nom qui sonne avec milliers de ventes ? Que dire de ces succès inconcevables, à en perdre compréhension et contenance, alors que des trésors goûtent à peine les rayons des libraires (commandés à un exemplaire ils ne connaitront pas la joie de se faire empiler sur table) que déjà il leur faut repartir ? Que dire des médias qui invitent des stars et non des auteurs ? Que dire, sinon que le dernier De Vigan n’est pas à proprement parler un mauvais bouquin, qu’il souffre juste d’un manque parfait d’intérêt. Que le lire revient à aimer la crème mais à se garder de plonger la cuillère assez profond pour savourer l’amertume du café, qu’il est distraction et reste en surface, l’insupportable platitude des choses.
J’essaie de téléphoner plus souvent.
Mais au téléphone, c’est plus difficile. Elle entend mal et se perd rapidement. Alors la conversation s’amenuise, se ritualise, se vide malgré moi. Sa voix me paraît soudain si lointaine. Je lutte mais cela ne marche pas, je finis toujours par m’adresser à elle comme à une enfant et cela m’arrache le cœur, car je sais quel genre de femme elle a été, je sais qu’elle a lu Doris Lessing, Sylvia Plath et Virginia Woolf, qu’elle a gardé son abonnement au Mondeet qu’elle continue de passer chaque jour en revue la totalité du journal, même si elle n’en parcourt plus que les gros titres.
Mais je demande : Tu as bien dormi ? Tu as bien mangé ? Ça se passe bien ? Tu as pu lire un peu ? Tu as regardé la télévision ? Tu t’es fait des copines ? Tu es restée dans ta chambre ? Tu n’es pas allée au ciné-club ?
Et au lieu de me dire fous-moi la paix, va boire des coups à ma santé et danser sur les tables, elle répond avec obligeance à chacune de mes questions. Elle s’applique, elle cherche ses mots.
Quand je raccroche c’est mon impuissance qui m’assaille et me laisse sans voix.
Rester en surface pose un problème, même à celui qui s’en fiche éperdument des notions de style, ou qui s’en tape de reconnaître un auteur à sa plume, qui se moque des détours magiques que notre belle langue sait parfois prendre pour étonner et étonner encore. Rester en surface pose un problème qui – carrément – s’apparente à une fraude, un hold-up, un orgasme sec. Imposture des sentiments provoqués, et il y en a puisque que Michka, la vieille dame, se pare de tous les atours nécessaires (orpheline de guerre, esseulée, en déliquescence), imposture que cette fiction qui use des grands drames de notre réalité pour s’octroyer le droit de faire verser une larme. De l’œil au cœur, sans détour par le cerveau, insulte à l’intelligence du lecteur. Insulte répétée quand la bonne morale moralisatrice use d’un levier qui – c’est embêtant – n’a rien à faire là, rien à faire dans un roman de gare. Deux heures dans une vie, je devrais m’en remettre, mais pour la recette du talent, je vais chercher ailleurs.
Éditions JC Lattès – ISBN 9782709663960