De ces livres où je me dis que j’ai un sérieux problème. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, paraît-il, certains écrivains tels que Pierre Derbré semblent penser/espérer/suggérer que si. De là à m’en laisser convaincre, je le répète, j’ai un problème. Sérieux. Reprenons. Igor Kahn coule des jours sereins à concevoir des bidets puis des baignoires pour la faïencerie qui l’emploie, avant de prendre lui-même la gestion d’une équipe, bienveillance de mise, sourires et mains de velours. Si sa jeunesse fut moins gaie, ancien enfant des foyers où il fit tout de même la connaissance de son frère de lait, René, s’il fut l’homme quitté par une Claire, claire et incisive quand elle remit en doute sa capacité à aimer, de tout ça il ne reste rien qu’une pâle évocation, laissant notre héros (?) aussi rond et lisse qu’une jolie boule de billard. Homme heureux, contemplatif, béat, toujours, quand bien même il se fait licencier, philosophe, serein, tranquille (avec une pointe d’accent, nous sommes en Gironde, merci). Mais – oui ! – après la pluie (d’été) le beau temps, après la rupture de contrat le gain inespéré, 850 000 euros au loto. Igor sourit, fronce tout de même un sourcil car à un chiffre près il se retrouvait millionnaire. Pardonnons-lui ce léger écart, promis, ça sera le seul.
À près de trente-huit ans, son existence prenait un tournant décisif. Plus qu’à l’accoutumé, Igor Kahn savourait chaque instant passé à l’usine. Il travaillait en équipe du matin, embauchant à six heures et finissant à quatorze heures trente. Il appréciait ce rythme qui lui permettait de disposer de tout l’après-midi et de la soirée. Au printemps, il rentrait chez lui en hâte, ouvrait la baie donnant sur le balcon pour laisser entrer l’air tiède, allumait son téléviseur et suivait jusqu’au soir les matchs de tennis du tournoi de Roland-Garros. Il regardait l’intégralité des duels fratricides menés sur la terre battue parisienne en avalant du pop-corn maison, légèrement caramélisé, alternant méthodiquement canettes de soda en tous genres et verres de grenadine.
Il dînait toujours devant les informations régionales, le journal de vingt heures et la météo. Après l’éphéméride, il coupait le son, laissait défiler les images et rejoignait sa table de travail. Depuis la fin de son adolescence, Igor Kahn s’adonnait à la construction de maquettes d’avion en manifestant une certaine prédilection pour les différents modèles de Spitfire. Il collectionnait les répliques du Supermarine depuis la première version équipée d’un moteur de mille quarante chevaux et ses huit lourdes mitrailleuses jusqu’au Seafire 47 et ses ailes repliables, un appareil qui affichait une puissance hors normes de deux mille quatre cents chevaux. Ce qu’il aimait avec ce dernier avion, c’était cet appareil photographique judicieusement intégré au fuselage.
Igor se rêve bohème, s’achète un atelier près de l’estuaire, se lance dans l’aquarelle, fréquente ses nouveaux voisins, charmants, gâte son ami, Igor est heureux (encore et toujours). Mais à la centième page, l’ennui pointe le bout de son nez, et avec lui son pote le laisser-aller. Voilà Igor qui ne se taille plus sa barbe, ne répond plus aux appels de son bon René, laisse crever les poissons du bassin et – plus grave – commence à rêver de fricassées en regardant les chers pigeons de son cher voisin colombophile. Ce qu’il lui faut, à Igor, en plus de l’argent, de l’art, des amitiés, pour surmonter cette très, très, très méchante crise de la quarantaine, c’est un projet. Il lui reste 80 pages pour le trouver, le mettre sur pied, le réussir (ça va de soi), et peut-être même s’offrir un cadeau bonus à la toute, toute fin. Voilà, c’est beau comme dans un film. C’est chiant comme dans un téléfilm. Et ça me rappelle surtout que mon esprit tordu, vicelard, sadique, vient de passer 180 pages à espérer qu’il se passe quelque chose (de mal) (ou de grave) (quelque chose comme la vraie vie, un truc pas drôle, une engueulade, une facture impayée, une dépression, une envie de suicide, même passagère, je prends tout, je suis open). Dubitative je suis en relisant la quatrième, Libé aurait salué le conte philosophique poétique et drôle (ah les blurb). C’est confirmé : IL Y A UN PROBLÈME.
Deux mois jour pour jour après son licenciement, Igor Kahn eut l’étonnante surprise de gagner une formidable somme d’argent au Loto du samedi soir. Avec cinq bons numéros plus le complémentaire, son ticket lui permit d’empocher un peu plus de huit cent cinquante mille euros. Il lui avait seulement manqué le sixième numéro, le quarante, pour remporter le pactole du premier rang, qui avoisinait les quinze millions d’euros. Sur l’instant, Igor Kahn fut partagé entre se réjouir de ce gain prodigieux et se lamenter d’avoir manqué de si peu le gros lot.
Contrairement à la plupart de ses désormais anciens collègues qui remplissaient une grille avec les dates d’anniversaire de leurs femmes et enfants, Igor Kahn, lui, jouait toujours en demandant un flash au buraliste. Le jour où il acheta son ticket gagnant, il se souvint d’avoir remarqué que le système de distribution aléatoire des numéros lui avait collé une grille comportant trois des cinq départements d’Aquitaine : le vingt-cinq pour la Dordogne, le trente-trois pour la Gironde et le quarante-sept pour le Lot-et-Garonne. Puisque les Pyrénées-Atlantiques ne pouvaient évidemment figurer sur un ticket – la grille s’arrêtant au quarante-neuf-, ne manquait plus à l’appel que le cruel numéro quarante pour le département des Landes.
À quoi sert un livre où il ne se passe rien, à quoi sert un bouquin qui pue le bonheur ? Question sérieuse (et ouverte). La lecture serait-elle un loisir comme les autres qui s’autoriserait – à l’instar du cinéma – des grands crus complètement indéchiffrables qui nécessitent qu’on s’y prenne et s’y reprenne, toute une vie s’il le faut, pour dépiauter un semblant de sens, et – dans le même temps – des navets chamallows pour lesquels le cerveau s’accorde une mise en OFF. Une sorte de lobotomie salutaire, reposante, idiote, sereine. En bonne littéraire, à l’aube de mes 39 ans, difficile de ne pas me lamenter sur tous les chefs-d’œuvre que je n’aurai pas le temps de lire (et de relire – ô vœu pieux). Difficile de ne pas m’agacer de ces deux heures perdues en lecture insipide (bon j’ai appris un mot et l’existence des luwaks – wahou). Difficile aussi de ne pas me demander quel bénéfice tirerait un lecteur plus classique qui n’ouvre et ne termine qu’une petite dizaine de romans par an en s’achetant le roman de Pierre Derbré. Est-ce que ce fantasme du gain mirobolant, ce ludique investissement (rentable) dans une industrie qui met à profit l’estomac d’adorables boules de poils, est-ce que cette courte incartade dans la moiteur de Sumatra, ou la promesse d’une rencontre fortuite qui ne peut que déboucher sur un délicieux happy-end (et sulfureux, mais pour ça l’imagination devra finir le travail), suffiront à lui faire se dire que oui, lire est vraiment une activité de détente, un temps formidable pour s’échapper du quotidien ? Il en faut, certes, pour tous les goûts, pour toutes les attentes, pour tous les désirs, mais – sans doute – existe-t-il des bouquins qui donnent le sourire et qui ont un fond de jugeote, alors pourquoi – pourquoi – rajouter du bruit au bruit, de l’offre à l’offre, au risque de s’y perdre, au risque de perdre de vue que la littérature a tellement, tellement mieux à offrir que l’histoire d’Igor, plat dans sa platitude, bêtement heureux, faussement torturé, retrouvant le goût de la vie en même temps qu’il reprend 1/ le travail, 2/ renfloue son compte (qui n’en a pas besoin). Au vu du contexte, lénifiant, je ne vais même pas m’autoriser à invoquer la morale. Bref. Bref. Et rebref.
Éditions Points – ISBN 9782757870778