Une Femme en contre-jour – Gaëlle Josse

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Vivian Maier. Un nom qui ne disait rien à ses contemporains et qui nous est devenu familier. Une histoire romantique de reconnaissance port-mortem, d’une photographe qui sur la fin de sa vie n’avait même plus les moyens de se payer ses tirages, et qui continuait malgré tout à mitrailler à tout va. De sombres portraits, la majorité en noir et blanc, de plus démunis qu’elle, Vivian aimait marcher et ses pas la menaient au-delà des beaux boulevards, au-delà parfois des frontières qu’elle franchissait – ô femme libre – la tête haute et le regard fier. Et voilà que moi aussi, m’y voilà, à projeter fantasmes sur celle que nous sommes bien obligés de reconnaître pour ce qu’elle est : une anonyme doublée d’un mystère. Gageure donc pour l’auteure, Gaëlle Josse, de romancer – mais pas trop – une « vie en pointillés » dont il ne nous reste rien, ou presque, même si notre découvreur de talents, américain, a réussi à en faire et un film et un mythe. Une vie de peu et ses parts d’ombre, ses contradictions apparentes aussi car celle à qui il n’est pas connu d’histoire d’amour, celle si discrète que rares sont ceux à pouvoir témoigner d’une intimité, celle qui s’amusait à s’affubler d’autres noms, comme sa mère avant elle, est aussi celle qui aimait se mettre en scène, dans un jeu habile de mises en perspectives. Impressionnante par son absence, Vivian Maier impressionne par la présence des milliers de négatifs qu’elle a laissés derrière elle.

Il se montre tenace. Vivian Maier, l’inconnue, devient la clé de voûte, la pierre angulaire de sa vie. La femme qui l’obsède. On l’ignore, on fait la moue devant l’or qu’il tient entre les mains ? Tant pis. Il se passera des cautions et des circuits officiels. Il fait appel aux meilleurs professionnels pour réaliser des tirages de qualité et organise une exposition au Centre culturel de Chicago, en partie financée par ses ventes sur eBay. Il veut frapper fort. Il y croit. Comme un joueur, il a tout misé sur cette partie-là. La fortune sourit aux audacieux, dit-on.

Devant le phénoménal succès de l’événement, aux répercussions aussitôt planétaires, devant un engouement médiatique contagieux, il fait face et accompagne le mouvement avec ardeur. Sa chapelle de village est devenue cathédrale, basilique ! Il engage trois généalogistes, crée un site Internet, publie des livres d’art. Il remonte aux sources. Il va retrouver des témoins, d’anciens employeurs et des enfants naguère élevés par Vivian, il part sur la piste de ses séjours en France, dans le Champsaur, ce territoire des Hautes-Alpes, le berceau familial de sa mère, où il rencontre des cousins de Vivian et offre au village une série de clichés qu’elle a pris là-bas. Puis il produit un documentaire, Finding Vivian Maier, coréalisé avec Charlie Siskel, où il se met largement en scène, racontant sa stupéfiante, son inconcevable story avec un enthousiasme non dénué d’un sens aigu de la communication.

Une Femme en contre-jour a donc l’attrait, pour qui aime débusquer les secrets, de la biographie inédite, les francophones n’avaient jusqu’à présent pas grand-chose à se mettre sous la dent. On y apprend une jeunesse faite de va et de vient, de douleurs et d’abandons, un héritage imprévu nous surprend, un voyage très mystérieux nous enchante, une fin de vie que frôle la folie nous attriste. Des émotions qui compensent le manque de faits établis, un texte qui veut faire oublier l’absence d’images. Pour autant, et car peu sensible au style de Gaëlle Josse, à une certaine emphase, je reste affamée par ce délayage qui dissimule à grand peine qu’une vie perdue est une vie perdue, et que celle qui choisit de conserver son anonymat toute sa vie, n’essayant a priori jamais de faire reconnaître son talent, sut si bien verrouiller ses portes, si bien changer de masques, que – 10 ans seulement après sa mort – son existence, sa personnalité, resteront terra incognita. Troublante pourtant, Vivian Maier, qui se dissimule sous des tailleurs hors d’âge, s’incruste dans des familles, elle qui n’en a plus, en se faisant nounou, et qui se cache, mais se dévoile, derrière un appareil tenu tout contre son ventre. Une mise au monde par l’image qui aurait peut-être nécessité que cette biographie laisse, justement, plus de place aux compositions, à la « patte » unique d’une photographe reconnue – un peu tard – pour son originalité, car finalement, et c’est bien là mon regret, j’aperçois de loin la femme mais peine à imaginer son travail (mais Google est notre ami).

Mais qu’advient-il de Vivian pendant tout ce temps ? On ne sait si elle fréquente l’école, rien ne l’affirme. L’adolescente est livrée à elle-même. Aux humeurs et aux plaintes de sa mère dans un appartement insalubre et exigu. À sa découverte du monde. Aux rues, aux visages, à ce flux de vie sans cesse renouvelé, à ces scènes qu’il faudrait savoir, l’espace d’un instant, attraper au vol. La rue, tellement plus hospitalière, plus gaie, plus rassurante que ce semblant de foyer où elle se morfond dans un face-à-face éprouvant avec sa mère et ses lamentations. Elle lit, tente de déchiffrer le monde autour d’elle, va au cinéma, elle se construit seule pendant ces années-là. Apprend l’indépendance. Ce sera sa force. A-t-elle le choix ?

Parfois, la vie n’offre pas d’autres alternative que de s’accrocher ferme, ou de tout lâcher. Vivian voit sous ses yeux sa mère se laisser aller, se complaire dans la mauvaise foi, le mensonge. Elle choisit la fuite. Elle choisit de porter son regard au-dehors et non en elle. Tous ses ancrages se délitent. La vallée des Alpes et ses souvenirs heureux, ses escapades, demeurent enfouis en elle, comme de lointaines consolations. Peut-être se fait-elle déjà le serment d’y retourner un jour. Vivian accouche d’elle-même. Personne ne lui volera sa liberté. Elle a l’énergie de ceux qui n’attendent rien, qui n’ont rien reçu en héritage. De la vie, elle sait déjà tous les drames. Elle est libre, tragiquement libre. À elle d’en faire son histoire, avec de pauvres atouts. La carapace qu’elle commence à se forger est son seul rempart contre tout ce qui menace. Misère. Solitude. Égarements. La grande Amérique n’a pas de pitié pour ses pauvres. Malheur aux vaincus. C’est la chronique d’une Amérique sans gloire.

De cette passion, de son apprentissage, il est vrai que nous ne savons rien et pouvons imaginer un peu, mais pas trop, au risque de dénaturer. Peut-être pourtant que les visages qu’elle a figés auraient quelque chose à nous apprendre sur son regard, que les enregistrements qu’elle a laissés, s’improvisant journaliste, pourraient nous faire entendre sa voix au-delà de la tombe, mais si sa « production » est citée, ce n’est pas le chemin qu’a voulu emprunter Gaëlle Josse, biographe romancière, mais non critique. Un fragile équilibre, à trouver aussi entre la réalité et la fiction, que l’auteure tente d’expliquer dans une postface qui s’abandonne à une certaine poésie, ne cachant rien ni des sources, ni de l’admiration qui ont permis à Une Femme en contre-jour d’exister. Un exercice de style qui a l’avantage de mettre en lumière celle qui aurait pu rester dans l’ombre, et qui – bien que non repue – m’a mise en appétit.

Éditions Notabilia – ISBN 9782882505682