Treize jours – Roxane Gay

Treize-jours

Chronique casse-gueule par excellence, sans mauvais jeu de mots. Treize jours est de ces livres dont on ressort avec la fierté immense d’être une femme. Problème : on en ressort aussi avec une méfiance (défiance) farouche envers la gent masculine, et là c’est franchement une litote. Pervers, violeurs, violents, lâches, égoïstes, faibles, immatures, pas un seul des hommes de ce roman ne relève le niveau. Quant aux femmes, même dans/après leurs traitrises (nombreuses et multiples) elles savent se montrer douces, attentives, avec du caractère, certes, mais qui les rend déterminées, justes, courageuses. Dualité des sexes qui change un peu de la dualité des couleurs de peaux, si courante dans les romans américains, mais qui me pose un réel problème, surtout quand l’émotion sert de « levier » à un « combat » dans lequel je ne me reconnais pas. Perso, je ne suis pas en guerre, et déplore ce qui nous sépare – la catégorisation et la généralisation. Voilà pour le sentiment post-lecture, mais reprenons au début.

Deux hommes ont fracassé la crosse de leur fusil contre les vitres de la voiture. Leurs corps rayonnaient de colère. Le verre s’est craquelé en fissures grandissantes. Michael et moi nous sommes écartés, dans l’expectative, pleins d’appréhension, puis le pare-brise s’est cassé dans un grand fracas dont l’écho a résonné. Nous nous sommes protégé le visage tandis que les éclats de verre tombaient autour de nous comme des prismes acérés de lumière. D’un même mouvement, Michael et moi avons tendu les mains vers Christophe. Il souriait encore, mais ses lèvres tremblaient, il avait les yeux écarquillés. Il était juste hors de portée. Mon enfant était si près que mes doigts en vibraient. Si je parvenais à le toucher, tout irait bien pour nous ; cette chose horrible ne se produirait pas. Passant la main par la fenêtre, un des hommes a déverrouillé ma portière. Il a essayé de m’extirper de la voiture, violemment, et s’est mis à grogner lorsque ma ceinture de sécurité l’en a empêché. Il m’a donné une gifle et m’a demandé de la déboucler. Mes mains tremblaient lorsque j’ai pressé le bouton du mécanisme. J’ai été soulevée, sortie de la voiture et projetée dans la rue. La peau de mon visage palpitait de douleur.

Roxane Gay, elle-même née dans une famille américaine d’origine haïtienne, dresse le portrait de Mireille, en visite chez ses parents sur leur terre natale, là où ils ont décidé de retourner vivre après de nombreuses années passées sous la bannière étoilée. Son père a réussi, très bien réussi, et cela se remarque, tout particulièrement sur une île où les bidonvilles et les villas de luxe se partagent l’espace, dans une proximité étouffante qui attise les convoitises et autres jalousies. Dans cette faille entre deux classes sociales, diamétralement opposées, Mireille va tomber, kidnappée sous les yeux de son mari – Américain, pas spécialement à son aise en Haïti – et de son nourrisson (un garçon, au moins un mec bien). La rançon est faramineuse – un million de dollars – une somme que possède le père qui va néanmoins refuser de payer. Question d’honneur, de principe, de peur de ce qui pourrait découler s’il cédait trop facilement aux revendications des mauvais garçons, va savoir… En tous les cas, Sebastien tergiverse, et pendant ce temps-là sa fille encaisse. Treize jours de séquestration, de viols, de sévices physiques et de tortures mentales, Treize jours d’horreurS. Mais Mireille est une forte tête et bien qu’elle ne puisse rien contre la force des hommes qui la maltraitent, même si parfois la folie la guette et qu’elle se forge une carapace si dure qu’elle aura du mal à en ressortir, Mireille survit. Le « meilleur » tient dans la seconde partie, le retour. Comment retrouver ce père qui a trahi et abandonné, comment renouer avec un mari qui s’apitoie (sur lui, précision inutile), comment construire « l’après », comment se reconstruire, à tous les niveaux.

Mon corps s’est dégonflé. Mon corps n’était plus que de la peau trop tendue sur mes os, rien d’autre, plus d’air. L’homme a ricané, m’a traitée de diasporaavec le ressentiment que les Haïtiens qui ne peuvent s’en aller éprouvent pour ceux d’entre nous qui le peuvent. Il avait la peau grasse. Je ne parvenais pas à le saisir. J’ai essayé de le griffer, mais mes doigts n’ont recueilli qu’une épaisse couche de sueur. J’ai tenté de m’accroché à la portière. Il a abattu son arme sur mes doigts. J’ai hurlé : « Mon bébé ! Ne faites pas de mal à mon bébé ! » L’un des hommes m’a agrippée par les cheveux, m’a jetée au sol et m’a donné un coup de pied dans le ventre. Le souffle coupé, j’ai serré mes bras contre mon corps. Une petite foule s’est approchée. Je les ai suppliés de m’aider. Ils ne l’ont pas fait. Ils sont restés là, à me regarder crier et me battre de toutes les forces que j’avais dans le cœur. J’ai vu leur visage, l’indifférence dans leurs yeux, le soulagement de penser que ce n’était pas encore leur tour ; les loups n’étaient pas encore venus les chercher.

Treize jours est un livre dense, construit avec habileté, les flash-back sont nombreux mais s’imbriquent facilement, on apprend « l’avant » dans une belle (et utile) fluidité. Dans ce roman, on découvre la naïveté de ceux qui ont grandi les mains pleines et les douleurs de ceux qui ont grandi les poches vides, un pays aux multiples facettes, on  parle de souffrance et de résilience, et on en a pour ses 8,20 euros, émotions fortes garanties, à toutes les pages. Évidemment le sujet est brutal, et l’auteure américaine, on frôle le show parfois – à l’américaine, donc – mais place est laissée à la psychologie, complexe, de personnages, complexes. Une affaire rondement menée, qui se dévore, mais qui laisse aussi ce goût étrange d’un parti pris, féministe – appelons une louve une louve – un peu trop binaire pour que je m’en satisfasse. La vie est ainsi faite, il y a des coupables et des victimes, même si c’est toujours bien plus compliqué que ça, mais ce tri systématique, femmes = victimes (mais battantes), hommes = coupables (et pas grand-chose d’autre), n’est certainement pas le biais que je préfère pour défendre une juste cause. Bien que l’auteure s’essaye aux nuances, laissant Sebastien tenter de se justifier (fort maladroitement), ne cantonnant pas Mireille (et son caractère bien trempé) à la passivité (elle se battra jusqu’au treizième jour), ces colorations restent en demi-teinte, toujours en faveur de l’une et en défaveur de l’autre. Une binarité flatteuse pour la femme que je suis mais vexante pour mes amis les hommes. Sera-t-il possible un jour d’envisager que la victoire ne nécessite pas fatalement une guerre ?

J’ai attendu et j’ai essayé de ne pas imaginer ce qui pourrait m’arriver. Je ne pouvais pas m’autoriser à penser à ces choses-là, ou je n’aurais plus de raisons de croire que je pouvais être secourue. À la place, j’ai tenté de me rappeler ce qui avait poussé mes parents à revenir dans le pays qu’ils avaient autrefois quitté, le pays qu’ils avaient autrefois aimé, le pays que je pensais aimer.

Il y a cette vérité. Je sais très peu de choses de la vie de mes parents quand ils étaient enfants. Ils ne sont pas portés sur les confidences. Ma mère et mon père sont tous deux natifs de Port-au-Prince. Ils ont grandi dans la pauvreté. Trop d’enfants et pas assez de quoi que ce soit. Ils avaient souvent faim. Ils allaient à l’école pieds nus et on se moquait souvent d’eux parce qu’ils avaient les pieds sales. Mes grands-parents paternels sont morts quand mon père était tout jeune, d’une façon qui l’a dégoûté, nous a-t-il dit une fois, qui lui a montré que la seule manière de survivre en ce monde est d’être fort. Sa mère, avait-il dit, était une femme faible et son père était un homme faible et c’était leur faiblesse qui les avait menés à la mort, le foie de son père avait lâché en raison de son penchant pour le rhum et le cœur de sa mère avait lâché à force d’aimer un homme qui n’était pas le bon. Toute sa vie, mon père a été déterminé à ne leur ressembler en rie, quel qu’en soit le prix pour le reste d’entre nous.

Éditions Points – ISBN 9782757870891 – Traduction (américain) de Santiago Artozqui