L’aide à l’emploi – Pierre Barrault

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Pierre Barrault existe, je l’ai rencontré. C’est un drôle de bonhomme. Plutôt sympathique, au demeurant. Un costaud, solide, toujours à regarder en biais, l’air de se demander ce qui va (encore) lui tomber dessus, l’air de s’en amuser avant même que quoi que ce soit ne lui soit tombé dessus. Il y a de ça chez Pierre Barrault, que j’ai rencontré, un décalage entre ce qu’il est et ce qu’il parait être, entre son air inquiet et son air amusé. À vrai dire, à la réflexion, je crois que Pierre Barrault est un homme libre mais enchaîné, un flippé serein, à moins que ce ne soit l’inverse, à moins que ça ne soit pas contradictoire, finalement. Et si je vous parle de Pierre Barrault, avant de vous parler de son dernier roman – le troisième – L’aide à l’emploi – c’est que ses livres m’inspirent ce qu’il m’inspire. En toute honnêteté une certaine perplexité, en toute franchise une certaine amitié. Parce que je ne comprends pas, parce que ce n’est pas ma façon de cogiter (habile subterfuge de ce verbe qui associe l’être au faire), parce que – que ce soit Pierre Barrault ou les livres de Pierre Barrault – ça ne ressemble à rien de connu, de moi, d’où cette perplexité, d’où cette amitié.

Où il est question de toilettes de restaurant

Mais il est avant tout question d’un problème de porte. Artalbur se réveille, en sursaut, avec cette phrase à l’esprit :

Pour qui sont ces palmipèdes ?

Et bondit hors de son lit, c’est étonnant, lui-même est plutôt surpris de se voir bondir comme ça hors de son lit, comme si l’attendait ailleurs quelque affaire urgente. Alors que non. On ne peut tout de même pas dire qu’il soit pressé. Il a tout son temps. Il n’a pas grand-chose à faire, rien du moins qui puisse expliquer ce comportement inhabituel. Artalbur se fait d’ailleurs la réflexion qu’il aurait tout aussi bien pu se lever lentement, péniblement, comme un vieux, ou mieux encore, ne pas se lever du tout, excellente idée. Et il regagne son lit. En même temps qu’il regagne son lit, il s’avance d’un pas lent vers la porte de sa chambre. En même temps qu’il s’avance d’un pas lent vers la porte de sa chambre, il s’engouffre dans une station de métro. En même temps qu’il s’engouffre dans une station de métro, il saute à bord d’une voiture, avant de s’installer sur un banc. Artalbur est à présent sur le point de sortir de sa chambre, sa main déjà posée sur la poignée. Il franchir la porte et se retrouve, au même instant, non pas dans le couloir de son appartement, mais dans les toilettes d’un restaurant. Inutile de s’agiter. Il suffit d’attendre que les choses d’elles-mêmes rentrent dans l’ordre. Cela ne saurait tarder. Une affaire de secondes. D’ordinaire, c’est l’affaire de quelques secondes, tout au plus d’une minute ou deux. Après quoi, je suis de nouveau chez moi. Je longe le couloir. Je me rends dans la salle de bains. Je fais couler l’eau. Tout va bien. Je l’ai dit, c’est un problème de porte. Je parle ici de la porte de ma chambre, mais la porte de ma chambre n’est pas la seule porte de la ville à poser ce genre de problème. Loin de là, on le verra.

Il serait donc question d’Artalbur, ou de Pierre Barrault, sans contradiction, harcelé par un conseiller à l’emploi, son conseiller à l’emploi. Jeu de dupes, le premier tente d’échapper aux attaques répétées du second qui, à tout prix, l’incite à accepter un emploi, n’importe quel emploi. Il y a course, fuite et labyrinthe car – dans la réalité d’Artalbur – les portes ont la fâcheuse habitude de ne jamais mener là où elles devraient mener. Dans ce monde qui dysfonctionne – habile référence au précédent roman de Pierre Barrault, Clonck et ses dysfonctionnements (éditions Louise Bottu, 2018) – Cron semble mener le monde, son monde, à la baguette, sa baguette. Qui est Cron, ce qu’est Cron, faudrait voir tout de même à ne pas se poser trop de questions, bien qu’évidement pour Pierre Barrault tout cela soit très évident, il y a tellement de Pierre Barrault – qui cherche du travail – dans L’aide à l’emploi – que l’auteur, qui me laisse perplexe, qui me laisse amicale, doit être la clef. Mais pourquoi s’entêter à détricoter, il faut lâcher prise (ce qui me stresse quand même moins que dans Clonck – je dois être en train de m’habituer à l’effet Pierre Barrault). Artalbur ne s’étonne de rien (plus de rien ?), ni de cette agressivité qu’il provoque chez la plupart de ceux qu’il croise, ni des choses qui ne sont pas là où elles devraient être, un peu (quand même) des lapins narquois installés – sans lui demander – dans toutes les pièces de son appartement, mais à peine de la longueur de son intestin qui semble fasciner – ou agacer – une certaine doctoresse. Blasé ? Plutôt de bonne composition, bien que la frustration le pousse parfois dans quelques retranchements, eux aussi un peu violents. Un certain art de la désinvolture, ou du stoïcisme (ou de l’état de choc).

Souvenir de l’école primaire

Au fond de la cour entre les urinoirs et les châtaigniers, une plaque d’égout rose vif. Bien qu’il soit défendu de s’en approcher, me vient un jour l’idée de la soulever. Je regarde sous la plaque et obtiens contre toute attente une vue plongeante sur ce qui semble être un atelier, ou quelque chose comme ça. Je vois des outils accrochés aux murs. Je vois, au milieu de la pièce, une sorte d’établi qu’éclaire sur la droite une lumière, sans doute celle du soleil, aussi étrange que cela puisse paraître. Je vois, penché sur cet établi, un homme coiffé d’un bonnet de même couleur que la plaque.

Un homme, donc, travaillant sous la cour de l’école primaire…

Je fais part de cette découverte à mes camarades, mais allez savoir pourquoi, aucun d’eux ne veut me croire. Le lendemain, nous soulevons de nouveau la plaque, mais rien, il n’y a plus rien. Il me semble que c’est à partir de ce moment-là que les choses ont commencé à changer de place.

Précisons que l’auteur use de procédés à usage comique, la déclinaison, le potache (?!), la contrainte répétitive (mot courant, d’une définition fantaisiste, introduit dans un court texte) qui pourraient nous autoriser à le qualifier d’absurde, ce qui – j’y réfléchis – ne me semble pas parfaitement convenir. En tous les cas ce n’est pas le rire que provoque en moi la lecture des livres de Pierre Barrault, plutôt un étonnement sincère et les sourcils froncés de celle qui cherche à creuser entre les lignes des sillons qui – hum – existent (?). Une certaine tension aussi tant ce monde ressemble, avec imagination et sincérité, à notre monde qui lui, c’est très clair, l’est parfaitement, absurde. Toujours est-il que – que vous connaissiez Pierre Barrault ou que vous ne connaissiez pas Pierre Barrault – mais croyez-moi, il existe – découvrir son œuvre (à trois romans on doit pouvoir commencer à parler d’œuvre, à dix j’ajoute la majuscule) n’est pas une mauvaise idée, loin de là. On entre dans cet univers plus ou moins facilement (on vit sans clefs dans la poche plus ou moins facilement), mais faire le tour du propriétaire ouvre des portes, dérobées (et, de fait, inédites).

Éditions Louise Bottu – ISBN 9791092723281