À pile ou à face, Ida embarque pour Tristan, confetti de l’Océan Atlantique où quelques centaines d’âmes vivent en quasi autarcie. Fragile récif volcanique, ce bout de terre est bout du monde, si isolé qu’il sombre dans notre oubli collectif, mais réveille notre imaginaire. C’est dans ce décor vrai – Clarence Boulay a habité l’île huit mois durant – qu’Ida, dessinatrice, s’installe seule, attendant son Léon que le sort a laissé sur le continent. L’ivresse du roulis ne la lâche pas, tout l’enivre, de la nature sauvage à la sauvagerie des hommes, au cœur de cette communauté tellement soudée qu’elle manque d’air, Ida trouve un autre souffle. Vulnérable, mais vivante comme jamais. Tant et tant qu’elle relèvera un défi, à la faveur des circonstances – marée noire – rejoindre un autre ilot, en compagnie de trois hommes dont l’un, posant son alliance, s’accordant une liberté, lui ouvrira les bras. Une histoire, et un amour, comme une vague, qui frémit, grandit, connaît ligne de crête, ressac brutal. Le temps joue pour et contre eux, le retour se fait incertain, les jours s’additionnent. Ici, c’est la nature qui décide du sort des hommes. Et pourtant il faudra revenir, réintégrer ce monde où rien, jamais, ne bouge et qui pourtant se verra bouleversé.
Mes yeux ruissellent sans que je m’en aperçoive. L’émotion du départ, la crainte inavouée de l’inconnu, le tressaillement des vagues. Courants d’air, sanglots, embruns, écume, épave. Des mots en cavale s’invitent et tournoient dans ma tête sans que je puisse en retenir aucun. J’ai l’impression que l’image floutée du port du Cap englouti sous mes larmes se retrouve enclose en moi, comme si ce paysage vaporeux s’invitait dans mon ventre. Je ne sais plus. Plus vraiment. Des formes obscures se mêlent aux mots pour venir résonner en moi. Je confonds les indices, perds mes repères, abandonnant par intermittence mon souffle à celui du vent. Qui, de l’air ou de moi, tournoie ? Mes paumes crispées empoignent la rambarde salée comme pour retenir un ultime ancrage, sauvegarder un bout de continent pour m’assurer que je ne flotte pas, pas encore complètement.
Devant moi, les matelots et les pêcheurs, en route pour une campagne de plusieurs mois, dessinent un essaim coagulé à l’extrémité de la poupe. Leurs yeux ne forment qu’un seul regard suspendu aux contreforts de Table Mountain, qu’ils ne reverront qu’à leur retour.
Clarence Boulay a de l’or entre les mains mais plombe son récit. Du désir – louable – de ne pas surjouer naissent – pour ma part – frustrations sur frustrations. Tous les grands thèmes sont présents, solitude, rejet de l’étrangère, passion amoureuse, trahison, nature sauvage. Nous aurions pu espérer que quarantièmes rugissants rimeraient avec Hauts de Hurlevent, mais l’auteure, à l’image de son héroïne, semble avoir tant de mal à poser pied à terre que tout l’effleure, mais rien ne la motive vraiment à creuser. Cette échappée, par exemple, sur ce caillou encore plus isolé que la plus isolée des îles du monde, l’angoisse du bateau qui ne peut venir accoster, libérer les hommes que la soif guette, que la faim préoccupe et dont le sang commence à s’empoisonner, à la faveur d’une fièvre ou d’une blessure. Rien que là il y aurait sujet à un roman entier, qui ferait s’agiter la lectrice restée bouche-bée devant les attaques de requins, attentive aux débrouillardises qui permettent de survivre, soucieuse de la température qui monte. Mais non, en deux trois lignes, l’aventure se boucle (se bâcle ?). Et que dire, pour rembobiner, d’Ida qui arrive seule sur une terre dont elle ne connait pas les codes, encore plus seule car ayant laissé derrière elle son aimé. À part que les mots qu’elle lui écrits ont ce côté mièvre des adolescences, inutiles, futiles. Que je regrette de ne pas sentir le vent sur ma peau frissonner, de ne pas sentir à l’estomac la douleur du rejet dont sera victime Ida, ou la fascination pour la vraie nature de cette communauté qui vit en vase clos.
À notre arrivée, quelques minutes plus tard, le port est bondé. Face à nous, des dizaines de personnes s’organisent en files indiennes, attendant patiemment leur tour pour venir accueillir les nouveaux arrivants, leur offrir un présent. Les uns s’embrassent, des femmes versent quelques larmes, d’autres se serrent la main, mais toujours avec une grande pudeur.
Une petite femme rondelette vient gentiment m’accueillir dans le brouhaha général. « Are you Ida ? » J’acquiesce le plus aimablement possible. La jeune femme me tend la main d’un air assuré et me présente une femme blonde et souriante à la silhouette élancée. « This is Vera, you will stay to her place during your stay. » Je serre la main de la jeune femme qui, sans attendre, m’invite à la suivre.
Nous arpentons le village et laissons derrière nous les effusions de joie qui animent le port. J’observe les couleurs, la lumière, la vie qui s’étend autour de moi : les fleurs, les chiens, les poussins, les petites allées et les coquettes maisons. Celle de Vera est la dernière, tout en haut du village. Avant de franchir le portillon, je me retourne. Face à moi, le paysage est long et bleu.
Sur l’île, je ne connais personne, personne ne m’attend. La page est blanche. Tout est possible. Non. Tout semble possible. Mais, ça, je ne l’ai su qu’après.
Ida porte le monde et ses problématiques, comment se soumettre aux éléments – sortir de sa zone de confort, telle est la formule à la mode – comment s’intégrer, comment aimer et se laisser bercer par ses illusions, comment appréhender le « rien » quand on vient du « tout », comment imaginer que sa vie ne tient qu’à une marée, que pour manger il faut tuer et dépecer. Et comment rentrer. Deux mondes qu’un océan sépare peuvent-ils vraiment se rencontrer, se raccrocher l’un à l’autre ? Ida porte un monde de papier qui peine à se déployer, les raccourcis sont trop nombreux, est-ce erreur ou pudeur de l’auteure qui parle de ce qu’elle connaît mieux que nous ? Je garderai de ce Tristan mille questions, trop nombreuses, des failles immenses que je n’arrive pas à enjamber, des absences, un trop peu de mots pour tant de maux.
Éditions Points – ISBN 9782757873984