L’anticipation, un genre à part entière. Le principe en est simple, presque mathématique. Prendre les éléments dont nous disposons, les agencer et les multiplier, tenter d’imaginer le résultat de l’équation. Antoine Jaquier saisit un monde, au hasard le nôtre, et jubile de ses « et si », aussi enthousiasmants qu’effrayants. Ainsi, soyons réalistes, notre existence s’est dédoublée. D’un côté notre bonne vieille réalité, tangible, avec ses obligations diverses, gagner de l’argent, maintenir son couple à flots, élever ses mômes. De l’autre, notre récréation, le virtuel. Zone (quasiment) de non-droits, où chacun balance ses opinions, divulgue ses petites photos, recherche ce qui le fera tressaillir. Sans compter les informations que nous révélons malgré nous, nos déplacements, nos achats, nos goûts, notre état de santé, merci aux petits espions que nous gardons jalousement dans notre poche ou tout contre notre peau. Agitons ces deux existences, secouons un peu et mélangeons. Qu’adviendrait-il si tout un chacun avait accès à la totalité de la vie numérique des autres ? Vous commencez à stresser ? Il y a de quoi.
Octobre 2039 Foogle a annoncé qu’il s’apprêtait à donner accès au dossier numérique de chaque être humain, pour cent dollars. Pas un organe législatif n’avait pu s’y opposer. Ce qui, jusque-là, était même inaccessible à la NSA, allait être proposé à la vente. Foogle parlait de leaker nos vies de textos, d’emails et les historiques de nos navigateurs. Sans parler de milliards d’infos collectées par Big Data au sujet de nos déplacements et de nos habitudes.
Jusqu’à la dernière seconde, on n’y avait pas cru. Nous nous étions habitués depuis les années 2000 à voir les murs de nos foyers devenir poreux. Nous savions que les informations entraient et sortaient sans notre consentement. L’agréable sentiment de sécurité que nous procurait le fait de verrouiller la porte à double tout, au XXe siècle, était un souvenir flouté. L’accès au monde par wifi était addictif et nous nous étions soumis à la réciprocité, faute de moyens.
– De toute manière, on n’a rien à cacher, nous disions-nous pour nous rassurer, ignorant que pour fonctionner, notre psyché avait besoin de grottes inexplorées. La transparence totale signifie qu’on ne voit plus la personne, on voit au travers d’elle.
Aucun pays n’avait eu les moyens de se battre contre la mise à disposition de nos données et on était restés là, gueules pendantes. Même si Foogle était le fer de lance des États-Unis, il transcendait les frontières et les lois.
Antoine Jaquier ne se contente pas d’extrapoler sur une idée qui, aussi bonne soit-elle, n’aurait pas l’envergure pour donner naissance à un roman entier. L’homme a réfléchi, ça se sent, et s’autorise à malaxer et façonner son nouveau monde jusque dans les moindres détails. La vie privée a donc disparu, les mariages n’y ont pas survécu, la fertilité est en baisse, pas encore assez au goût des algorithmes qui se décident à scinder l’humanité en trois castes : les Élites (5%), les Désignés (25%) et les Inutiles (70%). Ségrégation rapide faite en fonction du pouvoir d’achat. Fiction ou encore réalité ? À vous d’en juger. Aux premiers le grand luxe, aux derniers les zones de misère, parquées loin des métropoles. Entre les deux, Maxime, Désigné par chance, enfant Fin de siècle qui assiste impuissant aux bouleversements de ces années 50. L’eugénisme n’est guère loin, la fracture sociale n’en parlons pas, la solitude est de mise, alors dans les interstices viennent se glisser de nouveaux doudous connectés, aux formes avantageuses : les androïdes. Dont Jane, son nouvel amour, qui l’admire sans le juger, mais qui a surtout le charme de l’intelligence sans le simple paraître de l’artificiel. En découlent de fructueux dialogues qui mènent à réfléchir à ce qui définit notre fameuse conscience humaine, celle qui nous distinguerait des animaux et autres robots, sommes-nous vraiment les seuls à pouvoir éprouver de l’empathie, de l’affection ? Une nouvelle fois, l’auteur ne s’arrête pas là et invite son récit à se faire apprentissage, quand Maxime se décide à abandonner son confort relatif pour retrouver sens à sa vie, se lançant sur les traces de son fils disparu. De multiples rebondissements qui nous amènent à découvrir tout le spectre d’un futur en perdition.
Novembre 2040, jugeant que l’anarchie n’était pas à son comble, Foogle a décidé de rendre gratuit l’accès à toutes ces informations. Le domaine public. Le monde s’est tétanisé. Des milliards de gamins décadents qui jouaient dans l’obscurité de leur chambre étaient surpris par big mama qui allumait la lumière. On est restés figés, conscients du ridicule de notre posture de l’instant. Humiliés. Terrorisés d’avoir oublié le détail de nos premières années de surf mais conscients que tout cela ne devait pas être glorieux. D’un jour à l’autre il a été possible de consulter sans la moindre démarche préalable les historiques des navigateurs, lire les emails de chacun depuis l’invention du web, découvrir chaque photo prise sur smartphone ou transmise d’une manière ou d’une autre. Nos textos. Nos déplacements jour par jour, heure par heure, et bien entendu chaque profil de l’ancien Facebook, WhatsApp et Snapchat, ainsi que de leur rejeton dévorateur qui les incluait tous – Foogle.
Et les interminables fils des chats sur plus de trente ans. « Supprimer la conversation » ne l’effaçait que pour nous. « Vider la corbeille » aurait dû être titré « Ajouter au grand dossier vous concernant ».
Ma femme avait enquêté sur ma vie avec une ex, cherchant à percer je ne sais quel mystère de ma personnalité. Décembre 2040 a vu les rues désertées, chacun passait en revue, jour après jour, nuit après nuit, l’intimité de ses connaissances. C’était plus fort que nous, il fallait aller voir. S’en est suivi la fin du couple traditionnel et des vagues de licenciements sans précédent. Des crimes passionnels et un bouleversement brutal du rapport à l’autre.
Contraints à un déplacement, les gens baissaient les yeux, craignaient famille, amis, voisins et collègues. Le simple fait d’être identifié pouvait exciter la pulsion voyeuriste. La honte s’était abattue sur le monde et il s’était voûté.
Évidemment, depuis Asimov, bien des livres ont été consacrés aux rapports entre les hommes et les robots (et aux interdits de ceux-ci) mais un tel roman devient franchement savoureux à une époque où la science-fiction n’a plus de fiction que le nom. Antoine Jaquier se fait conteur mais aussi observateur, Simili-love est prétexte pour s’arrêter une seconde et scruter en toute lucidité le monde auquel nous avons donné naissance, usant du principe philosophique de l’exagération pour mettre en exergue quelques vérités vraies sur nos vrais dérapages et autres dérives carrément flippantes (lisez les journaux). Globalisation, espionnage, eugénisme, lutte des classes, écologie, peurs de vieillir, de mourir, retour aux sources, autant de thèmes exploités, et non effleurés, en à peine 250 pages, une lecture qui a la subtilité de pouvoir se lire à plusieurs degrés, simple imagination ou réelle relecture de la réalité, et qui sait faire preuve d’astuces, comme cette Mère, aimante mais virtuelle, que l’on aimerait rencontrer. L’écriture va droit au but, aucun mot n’est laissé au hasard. À peine puis-je regretter une construction que j’aurais préférée un peu plus fluide, et quelques coïncidences heureuses qui sapent un tantinet la vraisemblance (très égoïstement quelques embûches supplémentaires auraient prolongé l’intrigue, et donc le plaisir de lecture). Mais Simili-love m’a supportée le temps de trois lectures, et à chacune d’elles j’ai été surprise par la profondeur des débats et le panel des réflexions qui s’ouvrent désormais à moi. Et ça, ce n’est pas du fake.
Éditions Au Diable Vauvert – ISBN 9791030702521
À paraître le 14 mars 2019