Y a un truc romantiquement compliqué dans une biographie, quand on sait que le héros meurt à la fin, quand on songe que 40 ans de vie tiennent en 315 pages, table des matières comprise, quand on se dit qu’il ne s’agira que de traces, que de faits, quelques extrapolations peut-être, rajoutons du gras à la chair, quand on s’intéresse – d’autant plus – à un homme qui avait de lui-même fait son œuvre d’art, et quand – enfin – on se la dédicace, la bio, à soi-même. Chroniquer le mort ou le vivant, la vie ou la mémoire, William Baranès ou Guillaume Dustan, le biographe ou Raffaël Enault ? Que reste-t-il, en terminant, qu’un insondable mystère, un parcours aux mille fractures, mille anfractuosités, d’un homme aux deux identités. Est-ce le Sida qui l’a fait chavirer, basculant d’une carrière toute tracée, bonne famille, grandes écoles, grosses capacités, aux perruques dorées, discours politiques, littérature acharnée, amants démultipliés et provocations de rigueur ? C’est ce que suggère la quatrième, résumé du résumé, en contradiction – sur d’autres points aussi – considéré comme fou ? vraiment ? – avec la finesse du texte de Raffaël Enault, admirateur sans borne, qui ne peut s’empêcher de lier sa vie à la sienne, comme je n’ai pas pu m’empêcher, plus bas sur le blog, d’entremêler la mienne à la sienne. Comprenez-nous, Dustan est fascinant.
À la fin du XXe siècle et au tout début du suivant, Guillaume Dustan est une star de la littérature dont l’aura dépasse le cadre des lettres. Écrivain transgressif, homosexuel méphistophélique, énarque, magistrat, éditeur, il se démultiplie et brouille les pistes. Le portraiturer sans le caricaturer exige beaucoup de clairvoyance et de distance : lui se veut insaisissable, complexe, unique en saint Dustan qui survole le monde. Cette ambiguïté travaillée et exploitée le dessert autant qu’elle fait de lui un mythe incompris, une icône lointaine qu’on a peur d’admirer. Aujourd’hui, des années après sa mort, on l’aimera peut-être enfin, l’homme à la perruque pailletée, au regard sombre et doux, à la voix calme et bienveillante, aux paroles provocantes et justes, à l’écriture violente et musicale.
Insistons, Dustan reste fascinant. Presque 15 ans après sa mort, et même si ce monde a diablement évolué, que les années 2000 ont été oubliées, une vie d’homme comme celle-ci n’en finit pas d’étonner – les addicts de la marge, une minorité, c’est évident. Dans la peau d’un garçon qui aime les garçon, qui aime son père qui l’aime bien mal, qui oscille constamment entre la fierté d’une intelligence, difficilement contestable, et des accès de haine de soi, de masochisme, qui parfois se retourne et se fait à son tour cruauté, Dustan est la parfaite représentation du mythe de l’esclave qui se fait maître, semblant s’imposer dans les deux personnages, se torturer sans cesse, excessif, double, Janus. Que j’aime cette vie brisée qui ose se réinventer, cet hommes qui s’oppose à sa mort et se fait bien vivant, mâchouillant l’implacable et le recrachant contestation, foulant les origines pour s’inventer un destin, jouant des coudes et de sa verve, malheureux comme les pierres, mort déjà d’avoir trop et trop aimé. Et puis il y a la fascination – je me répète – de la femme pour l’homme, la bite à la main, comme une arme, incompréhensible monde que j’effleure à peine. Et puisqu’il le faut, que l’on parle de Dustan, que l’on parle de Sida et que l’on parle de sexe, l’impasse impossible sur ce bareback qui longtemps l’aura mis en toute lumière, lui qui prônait la responsabilité individuelle qui doit régir les zones d’ombres. Place ici n’est pas faite pour le débat, entre les pages de Dustan Superstar vous en apprendrez un peu plus, et souffrirez, comme je le souffre, d’une logique qui se perçoit plus qu’elle ne s’entend, l’homme a son esprit d’escalier qui nous fait parfois rater une marche, bien que Raffaël Enault, qui ne peut se tenir à son rôle de simple conteur, essaye de justifier son idole, insistant sur la non contradiction de celui-ci. À voir, à discuter. Il est bon néanmoins de se rappeler les problématiques dont la violence envahissait des émissions télé que les moins de 20 ans, les heureux, ne connaissent pas. Une époque, je vous dis.
(Avertissement)
Plutôt qu’un simple récit où je me serais borné à raconter Guillaume Dustan de ses origines à sa mort, j’ai choisi d’entrecouper la narration d’extraits de mon journal. Je ne souhaitais pas spécialement m’insérer dans cette histoire mais puisque l’enquête et son exposé ici commis avaient généré en moi un tel trouble, une telle remise en cause personnelle, je pensais qu’il serait utile d’en informer le lecteur pour qu’il puisse s’immerger au plus près de l’histoire de ce livre ; je m’étais plongé dans l’univers Dustan et j’en ressortais étourdi par la force de sa singularité, la diversité des personnages de sa vie que j’ai rencontrés, étouffé par certaines névroses familiales toujours vivaces et la complexité de ses choix parfois destructeurs.
Et comme il sera impossible de parler de ce travail sans parler du travailleur, médiateur, qui se veut réceptacle de mémoires et se fait investigateur, qui donc – rarement, mais ça lui arrive – prend parti, et qui surtout – c’est plus visible – s’octroie un espace, son espace, s’accordant quelques pages pour parler de lui, de sa rencontre avec un auteur qui, c’est certain, a changé sa vie, abordons pour conclure l’audace qui pousse un jeune homme (1990) à signer une première biographie, qu’il se dédie à lui-même (je me répète, à nouveau, mais ça m’amuse). Je comprends que cela déstabilise certains lecteurs qui, venant chercher Dustan, trouvent Enault, mais je me doute dans le même temps qu’il est difficile de parler, d’enquêter, d’écrire sur certains qui nous ont tant impactés de façon totalement objective, rationnelle, et qu’il y a le goût et la beauté de se sentir en connivence un peu exclusive, et de l’afficher, de chercher les coïncidences, les signes, tout comme dans une relation amoureuse naissante les points communs émerveillent, toujours. Et puis cette audace de ne pas s’en tenir qu’aux faits, qui peut bien sûr être danger – le manque de distance est un problème, mais comment résister à l’attraction d’une telle étoile, surtout quand on admire – mais que n’aurait pas manqué de saluer le principal intéressé (irons-nous jusqu’à dire que sa mégalomanie n’aurait qu’adoré constater qu’il y a des jeunes influencés par sa présence, bien après son absence). Alors oui, démarche en un sens égoïste, un brin romanesque, un peu inconsciente, que j’approuve néanmoins, car rendre corps à Dustan, notre négligé, en y mettant de son cœur, c’est encore lui donner voix.
Editions Robert Laffont – ISBN 9782221193372