Dans ma chambre – Guillaume Dustan

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Années 90, je n’avais pas 20 ans, fleurissait une nouvelle génération d’auteurs, celles des morts-vivants, des condamnés amour, pour plagier un titre magnifique, qui contient tout. Découvrir par l’œuvre de Cyril Collard, déjà posthume, cet Ange Sauvage, L’Animal, une maladie d’amour et de mort mêlées, influe, impacte. Oserais-je l’anecdote de cette dame engueulant ma mère, 1994, à la caisse, lui disant que vraiment ces livres n’étaient pas de mon âge ? 1996. Dans ma chambre de Guillaume Dustan paraît chez P.O.L, me passe entre les mains, sous les yeux. L’auteur est de ce monde, lui appartiendra encore. Neuf ans, c’est court. 2019, je n’ai pas quarante ans. Raffaël Enault me fait parvenir sa biographie, Dustan Superstar. Alors je gratte, évidemment. P.O.L a la fabuleuse idée de republier une œuvre oubliée, épuisée, aucun hasard, Dans ma chambre réintègre la mienne. Deux lectures, deux époques, la même émotion. De ces textes fondateurs que j’aime retrouver, dont je ne peux parler sans parler de moi, car ils ont été ce que j’ai été et ce que je suis devenue, résonnent douloureusement avec ce que je suis, dans l’empathie, l’humanité. Une certaine idée de la rage de vivre.

J’explique à ma doctoresse que mes t4 ont remonté. Quand je l’avais vue la dernière fois, ils étaient bas, mais j’étais hyper fatigué, je venais de déménager, j’avais quitté le mec avec qui j’étais pendant cinq ans, il menaçait de me vitrioler. Je lui dis Le problème c’est qu’avec le nouveau je m’ennuie, il ne me fascine pas, l’autre, il était fou et je l’aimais, c’est toujours le moins fou qui est fou du plus fou, et le plus fou est fou de lui-même apparemment. Elle me dit qu’on ne peut pas y échapper, c’est comme ça, soit on est raisonnable et on se met avec un normal, et on s’ennuie, soit on se met avec un fou et il veut vous vitrioler et on s’amuse. C’est comme ça. Je lui dis que ça m’a fait déprimer pendant quatre ans, mais maintenant j’ai mûri, peut-être que ça pourrait marcher avec Quentin. J’ai lu dans un magazine ce week-end que ce qui fonctionne avec les séducteurs pathologiques c’est quelqu’un d’extrêmement rassurant et qui sait rentrer dans leur jeu, avec un peu de perversité si possible. Elle me demande Où il est maintenant, il est parti ? Je dis Il est à trois cents mètres.

Qui se souvient de l’apparition d’une maladie qui a ravagé, d’abord, la communauté homosexuelle ? De ce qu’on ne savait pas alors, des rumeurs déjà, de l’acte d’amour qui devenait ace de mort ? Qui peut comprendre ce que ressent un être qui – oui, c’est notre lot – se souvient qu’il va mourir, mais à chaque heure, à chaque minute, à chaque seconde ? De la baise comme porte d’oubli et de survie, parce que bander encore c’est vivre encore, parce qu’être aimé c’est exister, parce que la petite mort défie la grande, même un peu, même trop peu, parce qu’il faut lutter, chaque heure, chaque minute, chaque seconde, contre la peur, et puis contre l’ennui, de cette vie vide de sens, mais à quoi bon voir plus loin que la jouissance immédiate, de ces orgasmes mécaniques, de ces soirées défonces, alcool, coke, vivre puissance mille parce que le temps est imparti, vie qui se réduit comme peau de chagrin, peau de zob. La tragédie sidéenne n’a rien à envier à nos mythes fondateurs, elle est tragédie à échelle d’hommes, elle devient littérature. À quarante, comme à vingt, la même colère qui m’agite impuissante, la même tristesse qui me mange le cœur, pour ces hommes que je n’ai même pas connus, mais dont j’ai partagé par les mots les drames, les errances, les erreurs, dont celle si souvent décriée de ne pas se protéger, de ne pas protéger, le sentiment d’hébétude devant la prise de conscience perpétuelle, et les non-dits. Parce que Guillaume Dustan ne dit rien, mais raconte tout.

Je me demande si c’est sinistre ou si c’est bien. Je pense à ce que Jeanne Moreau dit à sa nièce dans un film américain où elle est vieille et extravagante. Elle lui dit Non, je ne pense pas que tu es stupide. Je pense que tu as perdu espoir. Il faudrait ne rien faire. Absolument rien. En attendant que l’espoir revienne. Comme si elle était sûre que ça revient toujours. Peut-être qu’elle a raison. J’ai essayé hier soir. Au lieu de faire du minitel ou d’aller boire un verre dans un bar comme d’habitude, j’ai attendu. Au bout de quelques minutes effectivement, l’espoir est revenu. Il est revenu par la jambe gauche, je l’ai senti. Un apaisement musculaire. Tous les pédés que je fréquente font de la muscu. Sinon ils font de la natation. Ils sont presque tous séropositifs. C’est fou ce qu’ils durent. Ils sortent toujours. Ils baisent toujours. Il y en a plein qui font des trucs, des méningites, des diarrhées, un zona, un kaposi, une pneumocystose. Et puis ça va. Certains sont seulement un peu plus maigres. Ceux qui font un cmv ou d’autres trucs plus flippants, on ne les a pas vus en général depuis déjà un bout de temps. On n’en parle pas. Aucun de mes copains proches n’est mort cela dit. Quatre mecs avec qui j’avais baisé sont morts, je le sais. J’en soupçonne d’autres. Pas beaucoup. Les gens ne meurent pas beaucoup apparemment. Il paraît que le sida évolue vers un truc comme le diabète. Que tant que la sécu aura des sous, on nous soignera tout ce qui se présente. Il n’y a pas de souci à se faire.

Frasques sexuelles, débauche de sens, amours godés, dominants, dominés, le corps qui se meurt et qui frémit encore, qui rue, se débat, se vautre. L’amour aussi, histoires de garçons, mais toujours la passion qui brûle ou la raison qui fatigue. Dustan existe, et le prouve, jouant de sa provoc’, par bravade, revanche, et tristesse folle. Listant ses courses comme il liste ses amants, faisant des détails tout bois pour cacher sa forêt, à peine quelques rechutes qu’il signale en passant, le corps qui ne répond plus, tombe là, se vide. Un silence. Et puis revenir, recommencer, chercher chaque nuit l’aventure, l’excitation, parce qu’il faut la bouffer cette vie qui nous bouffe, parce que ça serait vraiment humiliant de se dire en deuil de soi quand on peut se raconter rescapé. Guillaume Dustan a l’intelligence et le panache de celui qui a compris qu’il n’y survivrait pas, et la naïveté enfantine de celui qui compte ses morts, pas si nombreux, encore, pour se dire qu’il reste, qu’il lui reste, une chance, du temps, l’espoir. Dans les corps qui se meuvent palpitent des cœurs, des âmes, l’émotion transmise, l’émotion toujours là, est palpable et muette. Muettes comme seules le sont les grandes douleurs.

Éditions P.O.L – ISBN 9782818046784