Guère de bruit, un peu de fureur, et c’est pourtant à Faulkner que je pense en découvrant le second roman de Don Carpenter, si longtemps resté inédit en français. Irwin Semple est de ces simples. Repoussant, presque muet, rendu à la liberté dix-huit ans après son internement, il est de ces désordonnés, mal adaptés. Prétexte pour parler de l’avant et de l’après, Clair obscur est portrait d’un homme qui ne peut pas laisser indifférent. On le retrouvera adolescent, guettant l’admiration d’un cador, tentant de s’imposer lui qui ne maîtrise même pas ses poings, le cul par terre plus souvent qu’à son tour, incapable proprement de se la jouer cool, ou même d’en avoir l’air. De ces gamins qu’on a tous connus, rivés au fond de la classe, pas idiots non, mais à qui il manque une aisance, une parole, mais pas l’ambition de jouer dans la cour des grands. Éternel moqué, éternel rudoyé, Semple subit mais se relève, mû par on ne sait quelle force, ou inconscience, se racontant sa petite histoire, fier même de provoquer l’inimitié, y trouvant consistance, existence. D’un environnement familial sordide, d’une école hostile, rien de bon ne naitra sous ces cieux.
À quelques semaines près, il passa dix-huit ans dans un lieu si honteux que pour tout un chacun, il n’avait pas d’autre nom que celui de la ville qui l’abritait, un lieu dont l’adresse même était recouverte d’un voile de mystère – non pas que l’homme en question ait reçu la moindre lettre en dix-huit ans – afin que les habitants dont la ville était entachée par la double présence du Centre A (la prison) et du Centre B (l’endroit où il passa dix-huit ans) n’aient pas à penser à leur humiliation ; une ville à ce point apeurée par la proximité de ces deux institutions qu’elle avait émis un arrêté stipulant catégoriquement que les individus issus des Centres A ou B ne pouvaient pas séjourner plus de quatre heures dans la ville de Cannon après leur sortie. Ce chiffre avait été calculé en fonction d’horaires de trains, mais n’avait pas été modifié depuis que les trains ne passaient plus par Cannon depuis des années et que même les rails avaient été envoyés à la ferraille, de sorte que les personnes incarcérées, qu’elles soient issues du milieu carcéral ou psychiatrique, arrivaient et repartaient par un bus spécial affrété par l’État.
Et puis nous le connaissons adulte, s’accrochant corps et âme à ses activités, intégré de fait et pourtant toujours à la marge. Irwin Semple provoque la méfiance, se lie d’amitié avec un seul collègue, si tant est que l’on puisse appeler cela une amitié, d’amour avec une vieille fille de ses voisines, si tant que l’on puisse appeler cela un amour. La faute à son physique, ravagé, à son souci de communication, à son regard que l’on imagine volontiers un peu trop fixe, à un regard dont on apprend qu’il se fixe là où il ne devrait pas. Malaise. Les hasards de la vie (et la volonté de la littérature) l’amènent à retomber sur le môme dont il attendait tout, un brin de reconnaissance, devenu lui aussi adulte, caquet rabattu par des relations affectives toxiques. Harold ne fera pas à Semple l’honneur d’un coup d’œil, à peine l’aumône d’une pièce, et voilà l’histoire qui rebondit et les éléments du nouveau drame à venir qui reprennent place.
Semple n’était ni fou ni idiot, même s’il lui arrivait de passer pour l’un ou l’autre, ou les deux, mais de fait, il n’était pas non plus sain d’esprit au sens habituel du terme. D’un point de vue médical, on avait diagnostiqué son problème et recommandé une intervention chirurgicale qui, dans un cas l’aurait réduit à l’état de créature grognante aux gestes incontrôlables et alimentée par une sonde, dans l’autre l’aurait élevé au rang de génie (même si les médecins ne pouvaient se permettre tant d’espoir, et ne comprenaient en fait rien à ce qui se passait à l’intérieur de lui, se figurant simplement qu’il montrait une docilité acceptable d’un point de vue social, combinée à un degré suffisant pour pouvoir travailler et éviter les ennuis), mais cette opération était si complexe, si délicate et si exceptionnelle que personne n’avait envie de la tenter. Il existe des médecins prêts à tout, mais ceux-là ne travaillaient pas au Centre B. À défaut d’être opéré, Semple subissait un examen hebdomadaire quand le personnel qualifié était présent, aucun dans le cas contraire ; on le punissait au moyen de bains brûlants et de draps de contention s’il était violent, on ne lui prêtait aucune attention s’il ne l’était pas.
C’est compliqué – éprouvant – de suivre les pas d’un homme qui nous partage, oscillant entre la pitié et la répulsion, difficile de savoir que lui souhaiter, qu’attendre d’un roman qui est voué, dès les premières pages, à mal finir. L’ambiance est poisseuse, colle à la peau et pourrit l’âme, du roman pur noir pur jus, à qui l’on pardonnera quelques écueils, quelques ratés, quelques images un peu excessives, une langue sortie d’une bouche pour figurer une mort, et dont on admirera parfois la nervosité, la maîtrise, notamment l’histoire d’une boule de billard que vous ne pourrez pas oublier. Les moqueries adolescentes n’ont que peu de limites, on se rappelle, aussi, les jeux dangereux, les abus de pouvoir de ceux qui ne doutaient de rien, les plaisanteries qui tournent aux mauvaises blagues, cruelles, et la difficulté de savoir ce qu’on peut miser, ce qu’on est en droit d’attendre en retour. Il n’y avait pas de solution pour Irwin Semple, son chemin de vie semblait tout tracé, drainant derrière lui les mauvaises attitudes, les mauvaises réactions, le feu qui couve et que l’on méprise, le feu qui couve et attend son heure pour tout dévorer. S’agit-il d’un livre sur la vengeance, Irwin Semple a-t-il même cette idée en tête ? Impossible de le décréter, l’homme suit là ses pulsions sans paraître être doué de la capacité d’anticiper les conséquences de ses actes, traité comme un animal, par tout et tous, comment s’étonner qu’il en devienne un ?
Éditions Cambourakis – Traduction (américain) de Céline Leroy – ISBN 9782366243918