Un poisson sur la Lune – David Vann

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Double choc, dieu que c’est mal écrit, diable que c’est américain, double piège. Sur ce titre, David Vann m’a bien eue. Pas son livre le plus évident, nous sommes très loin de l’efficacité de Sukkwan Island ou du docu Dernier jour sur terre, avec un anti-héros, Jim, dépressif agressif, l’auteur règle ses comptes, innove dans sa langue, ne joue en aucun cas la séduction. On aime ou on n’aime pas, pour ma part, c’est compliqué, comme on dit là-bas. Si la première impression était défavorable, ô que ces nourrissons de vagues, d’entrée, ne passent pas, si la lecture entière a été ardue, pénible, décourageante, j’admire néanmoins un écrivain qui n’a plus grand chose à prouver et qui s’autorise quelques voies de traverse, après tout les fans sont là et ils le resteront. Venons-en aux faits.

Jim aimerait remonter le temps, il a toujours voulu le faire. Il aime chasser et pêcher, et à une époque, les ressources existaient en abondance. C’est ce qu’on a vu en Alaska dans les années 1970, cette perte inestimable, tous les grands flétans disparus du sud-est en une décennie à peine, et bientôt le tour du saumon. Jim ne veut rien de ce que la vie moderne a à offrir, il veut juste que les gens disparaissent et que la terre retrouve son faste d’antan, et il remonterait deux cents ans en arrière, ou cinq cents ans, aussi loin qu’il faudrait.

Le docteur Brown, son psy, l’a encouragé à réfléchir à ce à quoi pourrait ressembler cette existence plus libre. S’il n’était pas obligé d’être dentiste, s’il n’avait pas besoin de Jeannette à ce point, s’il pouvait la laisser partir, s’il décidait de ne plus s’inquiéter des trois cent soixante-cinq mille dollars qu’il doit au fisc, mille dollars par jour sur une année entière ? C’est une dette dont il ne se débarrassera jamais, mais il pourrait partir, lui. Son passeport est encore valide. Le fisc ne lui a pas interdit de quitter le pays. Et s’il roulait jusqu’au Mexique, ou qu’il s’envolait pour l’Asie, ou l’Afrique, un endroit où il pourrait vivre à peu de frais, en retirant la totalité de son argent en liquide avant de partir ? C’est possible. C’est vraiment possible. Mais il se voit quelque part dans une chambre, seul, invariablement seul. Il ignore comment un départ peut devenir une vie, comment elle peut se remplir de gens. Les gens qui se trouvent déjà auprès de nous ne sont-ils pas les seuls que nous aurons jamais ? Notre famille n’est-elle pas ce qui nous donne forme, pour toujours, et la femme qu’on aime aussi ?

Jim a un flingue dans son bagage à main, des cartouches dans son bagage en soute. Exilé – chagrin d’amour – en Alaska, il revient au pays, rejoindre son frère, le petit, son tuteur. Tournée d’adieux, c’est ainsi, bien décidé à se tirer une balle, conclusion d’une vie qu’il réécrit en noir, des dettes, un métier mal choisi – dentiste -, deux divorces, des tromperies, un peu de gras, l’hommes est tout sauf sexy, déprimé à mort, c’est dit. Une question, s’offrira-t-il un aller simple en solitude, ou en compagnie ? Tension palpable, rarement lu dépression si peu sympathique. À 39 ans, Jim, tout le tourmente, manque de sommeil, isolement, un psy digne d’un sketch, même pas drôle, et la douleur, omniprésente, palpitante, crâne en bouilli. Alors c’est d’abord les gosses, qu’il inquiète, puis les parents, qu’il rudoie, puis l’ami de cœur, qu’il remercie, et surtout le bro, qui tente en vain de garder contenance. La langue est à l’image, hachée, triturée, on y bute en se demandant pourquoi, et les questions, récurrentes, fatigantes, d’un homme qui s’enferme dans ses déroulés sans fin, pensées infinies roulées en boules qu’il crache à la première personne, pas toujours dans le bon sens. L’étonnement vient à la fin, dans les remerciements, quand David Vann sait gré à sa traductrice de l’avoir suivi, d’avoir privilégié le côté germanique de son anglais. Bien vu, j’avais rien vu.

Puis il se met à penser à Jeannette, juste comme ça, son frère a fait diversion pendant environ quarante minutes avant qu’elle ne reprenne le dessus. Il a envie de la voir, tout de suite. Il pense à elle, il l’imagine de derrière, enfoncé profondément en elle, l’empoignant par les cheveux, et il a déjà la trique. Il se branle environ cinq fois par jour, désormais, bien qu’on l’ait averti que la sur-stimulation sexuelle soit un indice de la fin proche, une façon de rendre cette fin tolérable.

Il regarde par la vitre passager afin que rien ne transparaisse sur son visage. Est-ce que les autres le savent, quand on est en train de penser au sexe ?

Se trouver là dans le pick-up est insoutenable. Il se sent prisonnier d’un carcan de plomb, plaqué contre le fond. Il n’a rien à dire à son frère. Il a juste envie de baiser. Si ce n’est pas Jeannette ce soir, il trouvera quelqu’un d’autre. Elle doit être en train de baiser avec son nouveau mec, Rich. Un loser de Konocti sans argent qui s’appelle Rich, ridicule, mais il possède ce que Jim convoite. Un sac à merde qui n’a jamais travaillé dur dans la vie, mais qui s’est trouvé au bon endroit, au bon moment. Aucune justice en ce monde, aucune récompense pour ceux qui agissent bien, et encore moins pour ceux qui se montrent plus intelligents. Les pensées ne sont qu’une malédiction. Il voudrait le cerveau de son frère, qui ne pense à rien quand il boit sa canette de bière, qui se sent étrangement heureux sans raison, qui ne s’interroge jamais, pas la moindre réflexion sur sa propre existence.

Et puis il y a l’agression, le décor, les gras américains sur leurs gros 4×4, fusils à la main, dégommer tout ce qui bouge, dégommer tout ce qui vit, la chasse au cœur, le loisir, le jeu. Tuer pour le plaisir de tuer. Sans être écolo, je sature de ce sang coulé pour rien, de ces hommes qui ne font que détruire, aucune chance, aucun amour, ça bloque. Et puis il y a les autres, la mère qui ne dit rien, mais qui panique, même jeter une carte sur le tapis, même annoncer une mise, et la voilà qui doute de tout, la boule dans la gorge, grise souris de rien du tout. Et le père enfoncé dans son fauteuil, les yeux rivés au lac, loin, très loin, indifférent, figé dans sa graisse. Muet. Il en aurait pourtant des trucs à cracher. Et le psy qui garde son œil dans sa poche, en perspective des biftons, qui se tente la franche camaraderie, le développement personnel de carnaval, professionnalisme, empathie, connaît pas. Et peut-être aussi la famille, dans sa globalité, celle qui te fige, te balance à la tête ses inquiétudes, ses certitudes, incapable de s’extirper d’un carcan mouillé au bénitier. Et peut-être enfin l’ex, gentille, sans doute, mais qui s’emmêle, t’emmêle, dans ses contradictions, dire non et répondre présente, dire je te quitte mais je te touche, dire c’est terminé mais je suis là, et – oui – pour ça aussi. Le monde de David Vann est infernal, cette Amérique des longs boulevards, des grands espaces, des fast food dégueulasses, des backgrounds tolérés, rien derrière le carton-pâte, de la graisse qui colle aux doigts, de la vulgarité, mais en grattant un peu, du malheur, de la colère, du dépit, les trucs qu’on n’avoue pas, coincés dans la gorge, dans le poing serré. Jim entend, trop tard, je l’entends, et comprends, trop tard. Il se pourrait que la vie soit question de degrés et que sur ce coup-là je sois restée en surface, le temps de la lecture, avant de saisir la subtilité de l’auteur qui semble jouer le jeu, pour mieux le saborder, qui rejoue la vie de son père, pour mieux se l’expliquer.

Éditions Gallmeister – Traduction (américain) de Laura Derajinski- ISBN 9782351781265