Mon temps libre – Samy Langeraert

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Autoportrait en creux d’un homme absent à lui-même, ébranlé par une fraîche rupture, exilé dans un ailleurs, Berlin, mimant la vie, laissant le temps s’écouler dans la brèche ouverte en lui. Mon temps libre est de ces mélancolies, de ces libertés aussi que l’on s’octroie car on n’a guère le choix, liberté imposée, liberté qui pèse le poids de la solitude devenue isolement. C’est un homme qui marche dans son ombre, perdu le goût de la vie, des lendemains, perdu le sens et l’envie, mais se lever il faut encore, donner quelques cours, il faut aussi, et puis se demander vaguement si on ne serait pas en train de sombrer, puis se dire confusément qu’arrivera le jour où les souvenirs ne pèseront pas plus qu’une plume, et que le chagrin s’estompera, et que ça sera triste, aussi, mais que ce jour ne sera pas demain. Qui a connu l’abandon, qui a connu cette étrange sensation de dislocation, de se regarder vivre au lieu de vivre, l’état de choc qui laisse place à l’hébétude, le corps qui se rappelle à peine qu’il existe, le corps qu’il faut nourrir, vêtir, mouvoir, fragile dernier vestige auquel se raccroche le naufragé, et les pensées vides, et la tête vide, et les réflexions inopinées, mais pas vraiment drôles, le cœur n’est pas à la joie, le cœur n’est pas à rire, le cœur est en berne.

Voilà deux semaines que j’habite cet endroit et je pourrais aussi bien n’y avoir jamais mis les pieds. Tout est si calme, si renfermé que j’ai parfois la sensation de m’être installé dans le plus grand secret, à l’insu du propriétaire, de mes voisins et de l’appartement lui-même, auquel je prête des yeux et des oreilles. Le premier jour, j’ai rangé mes vêtements dans l’armoire, mes tennis dans l’entrée, et mes livres, mes affaires de toilette, mon appareil photo et le reste, je les ai éparpillés dans la cuisine, la salle de bains et à côté du lit. J’ai ouvert et refermé les portes et les fenêtres, le frigidaire, quelques tiroirs, deux ou trois boîtes, j’ai décalé les chaises, la table, j’ai tiré les rideaux et relevé les stores, j’ai fait couler de l’eau dans l’évier, dans la baignoire. J’ai pris mon premier repas, ma première douche, et tard le soir, je me suis étendu avec circonspection sur ce matelas un peu plus dur que celui sur lequel je dormais ces derniers mois. Depuis, j’ai passé des heures à la table, devant la fenêtre, sur le balcon, et j’ai fait tellement d’allers-retours entre les pièces que je pourrais me déplacer dans tout l’appartement les yeux fermés. Pourtant, j’ai l’impression qu’il ne se fait pas à ma présence : c’est comme s’il y avait sur chaque chose un voile ou un écran et que je ne pouvais rien marquer, ni salir, comme si j’étais d’aussi peu de conséquences qu’un fantôme. J’ai remarqué que les murs ne relèvent pas mon ombre, et à la fin des repas, c’est tout juste si l’assiette, le verre et les couverts que j’ai utilisés ne retournent pas d’eux-mêmes dans les placards de la cuisine.

C’est un art de décrire l’absence, le silence, la solitude, tout ce qui occupe ces temps morts où l’homme n’est pas vraiment présent au monde, l’art du détail et du bon ton, sobre mais élégant, élégant parce qu’on doit respecter la souffrance de l’autre, même – surtout – quand elle est sans éclats. Les grandes douleurs sont muettes paraît-il, gageure pour Samy Langeraert de les mettre en mots, premier roman, jolie prouesse. Si l’homme vit dans sa solitude, un second personnage habite ces pages. Berlin. La ville personnifiée, loin des fantasmes festifs, vie bien réglée au rythme de l’Ampelmann, Berlinois chronométrés à la langue rigoureuse, discrets et bien polis, policés, parfois un étonnement de notre narrateur, devant ces enfants sages, lui qui la connaît bien pourtant, Berlin, et parfois aussi un caractère qui dénote, une folie douce qui ne fait de mal à personne, jamais de fausses notes dans ce décor brut, jamais d’esclandres, mais la nature qui se laisse pousser, et des humains qui vivent les uns près des autres, sans se voir, sans se frôler. Pacte de non-agression, Berlin est une bulle, sinon confortable du moins atone, en accord parfait avec la tétanie de notre homme. Bien sûr, c’est certain, il faudra reprendre le train, rejoindre Paris, y retrouver les silhouettes, s’y retrouver peut-être.

À la moindre occasion, les mauvais sentiments s’étirent, l’absence de M. donne aux choses qui m’entourent un poids qui les immobilise : la serviette reste là, sur le rebord de la baignoire, et la vaisselle s’entasse, les draps me semblent froissés depuis des jours. Le soir, je ne me couche pas – je me replie au lit et j’ai les yeux fermés rivés sur elle et sur le manque. À moitié endormi, je l’imagine à mes côtés, je crois pouvoir poser les mains sur son corps nu et reconnaître ses formes, la douceur de sa peau, et en même temps ses traits m’échappent, comme si mes souvenirs visuels n’étaient pas compatibles avec mes illusions tactiles. J’essaie de retrouver toutes sortes d’images, le lobe de ses oreilles, les grimaces qu’elle faisait, la précaution et la justesse qu’il y avait dans ses gestes quand elle manipulait les choses, mais je ne vois presque rien, je renonce et j’en reviens aux lieux, aux circonstances qui définissent ma vie présente : le lit au creux duquel s’enroule mon inconfort, la pièce que je parcours sans bruit, les polygones que tracent les chauves-souris dehors quand la nuit tombe, le vent qui affole les feuilles des acacias, l’immeuble tout juste construit au coin de la rue, ses premiers habitants, la façon encore un peu solennelle qu’ils ont de se déplacer devant la baie vitrée, de s’installer dans leurs grands fauteuils noirs, de regarder de biais l’écran brillant de l’immense télévision reçue et déballée hier de manière tout aussi cérémonieuse… Mon attention sans cesse redirigée, passant d’un point à l’autre au gré des bruits et des silences qui alternent dans la rue et le square, et des mouvements, et des lumières changeantes. Mais sous chacune des choses mi-vues, mi-entendues, mi-formulées ici, une tristesse permanente, chaque jour un peu plus affirmée : je m’y agrippe, je me laisse orienter par elle.

C’est un roman doux, un roman joli. Un roman qui a pour lui son style et sa finesse. Un roman miroir qui accrochera celui qui saura s’y voir, plus proche de la reconnaissance que de la réelle empathie, les autres s’y ennuieront, ceux qui attendent des envolées ou de grandes actions. Mon temps libre comme un temps préservé et partagé, une parenthèse accordée et forcée, un moment de pause avant le retour à l’agitation, le retour à la vie. Le roman de ces petits riens qui parfois en font une, de vie, le temps pris pour regarder voler les oiseaux, pour s’écouter respirer. Le temps de la déconstruction, les digues ont rompu et il ne reste rien qu’une eau stagnante, qui attend son souffle, son souffle prochain pour frissonner. La fin, vous la ferez vôtre, ouverte ou soumise aux interprétations, Samy Langeraert donne un nouveau point de vue, offre un nouveau panorama. Mais qu’importe ce qui est vu, ce qui compte est bien celui qui regarde.

Éditions Verdier – ISBN 9782378560072