Ce serait mentir de dire que ce n’est pas le titre qui m’a fait l’approcher, La Guerre des pauvres, et la mention – mutine – de « récit », en couverture. Dans ces temps qui sont les nôtres, les coïncidences ne sont pas innocentes, appétence pour la ressemblance. Allergique à l’Histoire je le suis, craignant qu’elle ne se répète je ne peux que me sentir concernée, alors suivons Éric Vuillard qui nous parle des révoltes, des exaspérés, de Thomas Müntzer, et de quelques-uns, avant, et du terreau fertile, et des répercussions, et de la colère qui gronde et se réveille, sans cesse, aux quatre coins de l’Europe. Les mots, ses mots, sont la cause. Il aura fallu traduire la Bible, il aura fallu donner la messe en d’autres langues, pas en latin, il aura fallu ceci et puis cela pour que les mal-lotis, les abusés, comprennent que la volonté qui leur était imposée n’était pas celle de Dieu mais celle des hommes, et que ces hommes n’étaient que des hommes, et qu’on pouvait s’unir, aller les trouver, les détrôner, les détrousser, dans une rage de justice, d’égalité et de droit. Dans les temps qui sont les nôtres, quels mots ont été ceux de l’étincelle ? Si Dieu n’est plus de mise, ou s’il a pris d’autres formes, la question reste entière. Sans sombrer dans un parallélisme forcené, la question reste entière.
Et ce n’est pas la fin de l’histoire. Ça n’est jamais fini. Le cœur se remit à battre en Bohême ; juste après que celui de Wyclif se fut éteint en Angleterre, un certain Jan Hus prit la relève et traduisit son Trialogusen tchèque. Et voici que lui aussi s’agite, il prêche dans la chapelle de Bethléem, à Prague, pour la réforme de l’Église. C’est reparti ; et le pape refait quelques bulles qui s’envolent en direction de la Bohême mais crèvent les uns après les autres sur les petits clochers de Prague.
Et maintenant, voici que le pape appelle à la croisade contre le roi de Naples, et voici que Jan Hus monte en chaire, dans la petite chapelle de Bethléem, et prêche la désobéissance ; il prêche l’amour, la prière, même pour les ennemis du Christ, et tonne que le repentir ne passe ni par l’argent des indulgences, ni par la violence des croisades, ni par le pouvoir des princes. C’est fait. Les mots sont dits de nouveau : ni par l’argent ni par le pouvoir ni par les princes, ces mêmes petits mots qui changent de forme, de ton mais pas de cible, et qui, lorsqu’ils reviennent au monde, toujours s’acharnent contre l’argent, la force et le pouvoir. Ces mots vont petit à petit devenir les nôtres. Ils vont mettre longtemps, très longtemps à faire leur chemin jusqu’à nous. On les entend mal encore dans les prêches de Jan Hus, mais peut-être ne les avait-on jamais si bien entendus.
Alors il y a des armées qui se lèvent, misérables, en Angleterre, en Europe, ne me demandez pas les noms, ne me demandez ni les dates ni les lieux, nul besoin de retenir pour entendre Éric Vuillard, ce long cri qui se pousse et trouve écho, l’histoire qui s’agite, se répète, s’entraîne. Récit, oui, mais roman, imagination au pouvoir, rapidité de cœur et d’esprit, il est vif notre auteur, et diablement intelligent, entrainant les innocents dont je suis dans sa danse de Saint-Guy, à sa langue je goûte, je savoure, pour le reste, je n’enregistre rien que le gros, le gras du journaliste, mais je vois, oh oui je vois, et je sens, oh oui je sens, l’envie et le goût du sang, la vengeance, les revendications gueulées, les têtes qui tombent, les incendies. Et puis la violence. Et puis encore le mépris des puissants, à peine pubères et c’est déjà en eux, les mensonges, les fausses promesses, et puis le temps gagné, parce que les mots sont des armes, et qu’ils impressionnent, et que l’autorité fait loi, et qu’on peut prendre la route et mettre le feu et rester pour autant affaibli, et puis surtout, la répression sanglante, l’assassinat des têtes pensantes, décapitation, pendaison, mais qu’importe, puisqu’en une vie comme en cent, l’histoire sera amenée à se répéter. La Guerre des pauvres comme une promesse, La Guerre des pauvres comme une prophétie.
C’est donc en Bohême, dans cette Bohême de Jan Hus – bien après, mais le souvenir est vif et les idées font leur chemin – qu’arrive Thomas Müntzer, le récalcitrant. Pendant vingt-cinq ans, le peuple révolté avait tenu tête aux armées européennes coalisées ; pendant vingt-cinq ans, on avait été hussites, taborites, fanatiques de tout poil. Dix-huit mille hommes étaient morts à la bataille de Lipany. Pendant vingt-cinq ans, on avait remisé le Purgatoire, révoqué les péchés mortels, renié la monarchie pour le seul règne de Dieu. On avait même revendiqué la fin de l’État et le partage de tous les biens. On en était là.
Et Thomas Müntzer, aussitôt arrivé, rédige son Manifeste de Prague. Et il l’écrit en allemand, et le fait traduire en tchèque. Müntzer récuse les discussions entre savants théologiens, l’ésotérisme le dégoûte. Il en appelle à l’opinion. C’est l’un des traits de sa grandeur. Les thèses les plus profondes réclament d’être connues de tous.
Il s’exprime de manière impulsive et sans ordre, il suit le fil brûlant de son désir. Et il a un désir, Thomas Müntzer, et ce n’est pas le même désir qui vous fait cardinal et qui vous fait Thomas Müntzer. Lui, une chose terrible, l’habite, le secoue. Il est en colère. Il veut la peau des puissants, il veut ratiboiser l’Église, il veut crever le ventre de tous ces enfants de salauds ; mais il ne le sait pas encore peut-être ; et pour le moment, il étouffe. Il veut en finir avec la pompe et ce luxe de chien. Le vice et la richesse l’accablent, l’association des deux l’accable. Il veut faire peur. La différence entre Müntzer et Hus, c’est que Müntzer a soif, il a faim et soif, horriblement, et rien ne peut le rassasier, rien ne peut étancher sa soif ; il dévorera les vieux os, les branches, les pierres, les boues, le lait, le sang, le feu. Tout.
Ça va très vite et c’est trop court, deux relectures et encore sur ma faim, je vois mes limites, et je guigne les indices, ce « nous » que nous glisse l’auteur comme un rapprochement, le choix des images, d’une construction habile, celle de la boue fertile, peut-être une blague dans ce patronyme qui revient par deux fois, qui ressemble à un nom qui nous est familier, mais peut-être que je rêve. Qu’importe le flacon finalement, qu’il me manque les références, religieuses, historiques, à moi l’ivresse. Celle d’une langue habile, d’une puissance indéniable. D’aucuns chercheront, je ne prendrai pas ce temps, cette lecture je l’ai faite avec mes tripes, et c’est par mes yeux bien ouverts que je regarderai mon présent, peut-être parce que ce récit, cette histoire, est en train de s’écrire, encore, devant nous. Que notre vérité soit faite, dit encore l’auteur, à se demander s’il s’agit là encore d’un avertissement, ou d’un apprentissage, celui d’une vérité qui parfois se passe de mots, car les mots font place aux cris.
Pourtant la fausse parole transmettra entre les lignes un éclat de vérité. « Ce ne sont pas les paysans qui se soulèvent, c’est Dieu ! » – aurait dit Luther, dans un cri admiratif épouvanté. Mais ce n’était pas Dieu. C’étaient bien les paysans qui se soulevaient. À moins d’appeler Dieu la faim, la maladie, l’humiliation, la guenille. Ce n’est pas Dieu qui se soulève, c’est la corvée, les censives, les dîmes, la mainmorte, le loyer, la taille, le viatique, la récolte de paille, le droit de première nuit, les nez coupés, les yeux crevés, les corps brûlés, roués, tenaillés. Les querelles sur l’au-delà portent en réalité sur les choses de ce monde. C’est l tout l’effet qu’on encore sur nous ces théologies agressives. On ne comprend leur langage que pour ça. Leur impétuosité est une expression violente de la misère. La plèbe se cabre. Aux paysans le foin ! aux ouvriers le charbon ! aux terrassiers la poussière ! aux vagabonds la pièce ! et à nous les mots ! Les mots, qui sont une autre convulsion des choses.
Éditions Actes sud – ISBN 9782330103668