De si bons amis – Joyce Maynard

de si bons amis.jpg

Au risque de faire des déçu.e.s, après l’avoir été moi-même, précisons d’emblée que De si bons amis n’est pas le meilleur Joyce Maynard, que je ne le conseillerai pas aux novices comme entrée en matière, à peine aux fans pour leur éviter un ennui profond. De ceux qui pendant 150 pages vous forcent à vous faire violence pour ne pas vous endormir. Arrêtée en état d’alcoolémie alors qu’elle le conduisait à l’hôpital, Helen perd la garde de son fils, confié d’office à l’ex-mari (pas cool) qui a refait sa vie avec une femme de glace (pas cool non plus). Perdue émotionnellement, perdue professionnellement et bien entendu ruinée (les avocats coûtent un bras aux Etats-Unis, drôle de pays où l’impartialité du juge ne semble pas requise), Helen se jette à corps perdu (c’est le cas de le dire) entre les bras d’Ava Havilland, mécène fortunée qui très vite régente toute la vie de notre héroïne. Je dis très vite mais c’est bien là que le bât blesse, interminable mise en place que cette mise en scène qui un jour (un jour) accueillera un drame. Aux côtés d’Ava, son époux, Swift, exubérant homme loup, au verbe haut, que l’on imagine volontiers portant de grosses chaines en or tapageuses (du genre riche mais nouveau riche, pas classe, mais cool.) Le couple se prend donc « d’amitié » (c’est louche) pour la jeune déshéritée-esseulée-abstinente, encore plus intrusifs que ne se le permettraient des parents (de ceux qu’Helen n’a pour ainsi dire jamais eus), la noyant sous les cadeaux hors de prix et sous les jugements acérés. Quand Helen rencontrera un homme (tout arrive), les Havilland sauront-ils lui laisser sa place ? Voilà pour l’entrée en matière = la moitié du bouquin.

Ses cheveux, semblait-il, grisonnaient – du moins ceux qui s’échappaient d’une étrange toque rouge, que l’ancienne Ava n’aurait jamais portée. Le style de couvre-chef qu’on achète à une vente artisanale, qu’une vieille dame a tricoté avec du polyester parce que c’est moins cher que la laine. « Polyester, m’avait-elle dit un jour, rien qu’au nom on est sûr que c’est de la camelote, non ? »

C’était du Ava tout craché. Un être unique. Sauf que l’Ava d’aujourd’hui ne pilotait pas un van Mercedes gris métallisé, ne régnait plus sur la grande maison de Folger Lane, avec sa piscine à fond noir, son jardin de roses exotiques et le jardinier qui va avec. Il n’y avait plus de bonne guatémaltèque pour aller chercher les vêtements chez le teinturier et les ranger en ordre parfait, par couleurs assorties, dans sa vaste penderie, les chaussures dans leurs boites d’origine et, sur leur présentoir en velours, les bijoux que Swift lui avait choisis. La femme qui se tenait à l’arrière de la voiture noire ne distribuait plus de châles en cachemire à eux qui avaient la chance d’être ses amis, de hachis Parmentier aux sans-abris vétérans du Vietnam ni d’os aux chiens errants. Impossible d’imaginer Ava sans ses chiens – pourtant c’était le cas.

Et le plus impensable : Ava sans Swift.

Nous sommes donc dans un roman à volonté psychologique mâtiné d’un soupçon de suspense (construction efficace à l’américaine, la scène d’ouverture – en extraits ici – est du genre « 10 ans après ») (sont forts les Américains) et de la délicate intention de nous faire baver sur le monde du luxe (me demande si la moitié de mon temps de lecture n’a pas été consacré à me répéter : P*****, ce n’est pas à moi que ça arriverait, tout en sifflotant : Ah, si j’étais riche). Nos personnages, caricaturaux, avouons, tiennent leur rôle magnifiquement, Helen ne fait pas de vagues, Ava garde ses mystères, Swift en fait trop. Un bel équilibre tellement bien ficelé qu’il en devient bancal, mais la lectrice, qui a ses curiosités avouées (et parfois la glu de s’embarrasser de livres qui nécessitent une attention trop soutenue, période d’hibernation de circonstance), espère – la méchante – que ça va vriller un peu sordide, un peu gore, un peu violent, un peu quelque chose quoi, mais du bien lourd, du qui tache. En fait, non. Ça va vriller oui, percuter, mais tout doux, et uniquement dans la dernière ligne droite. Joyce Maynard n’ayant visiblement pas réussi à mener son huis-clos (pourtant offert sur un plateau d’argent) aura besoin de faire sortir de sa manche quelques personnages secondaires (faut bien que les enfants servent à quelque chose) pour arriver à nouer et boucler son intrigue, un peu facile, un peu légère. Déception (de circonstance là-aussi, surtout que Joyce Maynard est une auteure à laquelle je me fie généralement) rattrapée par une réflexion néanmoins (tout n’est pas perdu) sur la trahison, de celles qu’on subit, de celles qu’on pratique, les petites déloyautés quotidiennes et les moments de grand n’importe quoi où l’on plante froidement un couteau dans le dos de ceux qui nous aiment (ça arrive, et Helen n’a même pas l’excuse du verre de trop). Bon. Tenue la ficelle, ténue l’intrigue, ni grosse impression ni grand moment de lecture. J’en arriverais presque à culpabiliser d’avoir délaissé mon Houellebecq quelques heures, c’est dire.

À l’époque où pas un jour ne se passait sans que j’entende sa voix, quasiment tout ce que je faisais m’était directement inspiré par ce qu’elle me disait, ou n’avait même pas besoin de dire, parce que je connaissais son opinion, et que cette opinion était aussi la mienne. Puis vint un temps, long et sombre : elle m’avait chassée de son monde, et la dure réalité de cette trahison se révéla l’élément déterminant de ma vie – excepté d’avoir perdu la garde de mon fils. Privée de l’amitié d’Ava, je restais incapable de me rappeler ce que j’avais pu être sans elle.

Aussi ma surprise fut-elle grande de constater, quand je l’aperçus à travers la vitre de la voiture, que depuis des semaines je n’avais pas pensé à elle. Mais que j’étais capable, ce faisant, d’éprouver encore le douloureux sentiment d’une perte irrémédiable. Néanmoins je ne souhaitais pas retrouver les temps anciens, dans la maison de Folger Lane. Au contraire, j’aurais voulu n’y avoir jamais mis les pieds.

Pour ne pas rester sur du négatif, osons rappeler à ceux qui ne l’ont pas encore lu que dans Et devant moi, le monde (en voilà un joli titre) Joyce Maynard racontait son histoire (assez sordide pour le coup) avec J. D. Salinger, l’auteur du roman-culte L’attrape-cœurs (là encore il n’est jamais trop tard, bien plus qu’une histoire d’adolescents), que ce bouquin n’a pas changé la face du monde (à part celui de Joyce) (et à peine égratigné l’image du romancier mystérieux) mais qu’il mérite les heures que l’on décide de lui consacrer. Côté romans, Long week-end a souffert que je le lise deux fois (c’est une formule), pour mon plus grand plaisir, efficace, diabolique… et en poche ! Enjoy, Joyce, et sans rancune.

Éditions Philippe Rey – ISBN 9782848767123 – Traduction (américain) de François Adelstain