Place Ronde

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Amandine Glévarec – D’où vient l’envie folle et délicieuse d’ouvrir une librairie ?

Fabienne van Hulle 2009, Gare de Lyon Part Dieu, il est tard, très tard. De retour d’un déplacement professionnel, fatiguée, je tourne en rond en attendant le TGV pour Lille. Une grande surface du livre est encore ouverte, je déambule entre les tables, me laisserai-je tenter ?

Un livre, souffler, une lecture qui fait du bien. Un ouvrage aux couleurs de l’arc en ciel me fait de l’œil, je l’embarque : « L’amour est à la lettre A » de Paola Calvetti. Nous passons le voyage de retour main dans la page. À la fin de ma lecture, j’écris sur la 1ère page : « Un jour je serai libraire. ». Dans ce roman, Emma, italienne, à l’aube de ses 50 ans, reçoit un petit héritage. Un pari fou, elle laisse tomber sa vie professionnelle éreintante pour ouvrir une librairie dans laquelle ne seront proposés que des livres d’amour. Le rendez-vous des cœurs cabossés. Un matin, elle retrouve son amour de jeunesse. Le livre est passé de mains en mains, chacun a voulu savoir pourquoi ce petit mot… Dix ans déjà !

Pour toute réponse à cette question : j’ai ouvert une librairie.

A. G. – Peux-tu nous en dire plus sur ton parcours professionnel « avant » ?

F. van H. – Avant ? Je faisais raconter des histoires aux chiffres et je tordais le cou des fournisseurs (rires). 31 ans de vie professionnelle à bourlinguer dans divers secteurs d’activité industriels et même le BTP en France, à l’étranger dans des groupes mondiaux ou des entreprises familiales, toujours un livre sous le bras entre deux dossiers ! Le contrôle de gestion et les achats sont ancrés en moi et j’aime ça. La relation commerciale, c’est ma came.

A. G. – Avant de monter ta propre librairie, tu as suivi une formation, fait des stages, peux-tu nous raconter tout (ou presque) ce que tu appris ? Ce qui t’a surprise, ce qui a pu te décourager parfois, et ce qui a confirmé que tu étais sur le bon chemin ?

F. van H. – Je me suis obligée à « changer de costume ». Passer de salarié, quel que soit ton grade à chef d’une TPE ça s’apprend. Première étape, le master en « Création, reprise d’entreprises » à l’école Centrale de Lille. J’en ai gardé une phrase essentielle « Comment seras-tu différente ? ». J’y ai appris à pitcher mon projet. Ensuite l’Institut National de Formation des Libraires (INFL) pour apprendre le langage de la librairie, essentiel ! Enfin, les stages sur le terrain de la toute petite librairie (comme Place Ronde) à la grande surface du livre, j’ai fureté partout et par-delà les frontières.

J’ai observé, regardé ce qui se faisait dans ce monde, cherché à comprendre comment être différente. Qu’est qui fonctionne, qu’est-ce qui est améliorable, les méthodes de travail, l’organisation, l’administratif. De ce que j’avais appris pendant 31 ans, qu’était-il envisageable de conserver, d’appliquer ou pas ? J’ai regardé les procédures, les méthodes de travail et me suis intéressée à les comparer avec ce que j’avais vécu, moi-même créé et mis en place. C’est mon avantage concurrentiel, je ne dévoilerai pas mes secrets (on verra bien s’ils fonctionnent). Mes plus grandes surprises, je les écris sur les réseaux sociaux. Elles concernent surtout la relation commerciale. David contre Goliath ! Au vu de mon passé professionnel, je ne suis pas prête de lâcher prise. Ça ne me convient pas, je gratouille, je chatouille. Il semblerait que cela soit entendu puisque l’on vient me voir. Je n’ai pas la prétention de détenir la vérité. Je souhaite simplement que conscience soit prise et que lumière soit faite sur un monde bien opaque. J’apprécie surtout que les paroles soient en parfait accord avec les actes. Là comme ailleurs, il y a du boulot. Nous sommes dans un commerce ne nous cachons pas derrière notre petit doigt.

Ce qui aurait pu me décourager, c’est le manque d’ouverture du secteur du livre. Si tu ne viens pas du sérail, il est difficile d’être écoutée, alors entendue… Les portes se ferment. Pas d’aides, pas de subventions, 31 ans de vie professionnelle et tu n’es plus qu’une débutante que l’on renvoie. Faites vos preuves ! Ça me va, je suis une battante et j’ai connu la même chose ailleurs. Les banques, elles, m’ont suivie et les subventions (régionales) ont fini par arriver… après l’ouverture et c’est bon pour la trésorerie. Comme quoi il faut persévérer, rester pro, en phase avec ses valeurs et y croire.

Ce qui m’a fait comprendre que j’étais sur le bon chemin, cette dame qui vient d’entrer en me disant « que votre librairie est belle, qu’est-ce qu’on est bien ici ». Elle est repartie avec deux livres sous le bras et viendra samedi assister à la Nuit de la Lecture.

A. G. – Avant d’opter pour le local du 8, place de Strasbourg à Lille, tu avais visité d’autres fonds de commerce. Qu’est-ce qui a déterminé ton choix ?

F. van H. – J’ai visité et tenté pas mal de projets de création ou de reprise sur tout le territoire national. Tous tombés à l’eau et c’est bien. J’en ai tiré les « vertus de l’échec ». J’ai compris aujourd’hui pourquoi ils n’étaient pas allés au bout : ils ne me ressemblaient pas. Ils n’étaient pas différents. Ce lieu m’a conquise en une minute. Je me suis fait confiance et j’ai plongé.

A. G. – D’où t’est venue l’idée très originale de coupler ta librairie à un B&B ? Envisages-tu d’autres « à-côtés » ?

F. van H. – J’ai toujours rêvé de dormir dans une librairie, je suis certaine que les personnages sortent des livres la nuit. Plus prosaïquement, cette double activité n’existait pas en France. Le lieu me permettait de la créer. J’ai trouvé « ma » différence. D’autres idées sont en réflexion. Le pilier ici c’est le livre. Aucun tabou pour attirer les clients, les lecteurs, la librairie est un commerce. Il faut en vivre, ne l’oublions pas. Tout est culture si on sait le présenter et le partager. À suivre.

A. G. – Comment as-tu choisi les livres qui ont constitué ton fonds de départ ? Avais-tu une ligne ?

F. van H. – Lorsque j’ai tourné la clef dans la serrure de Place Ronde le 11 avril dernier, JE ne m’accordais pas encore la crédibilité d’être libraire. Il me fallait trouver un moyen d’être à la hauteur face à mon miroir. Les premiers livres arrivés sur les étagères sont ceux que j’ai aimés au cours de toutes mes années de lecture. Ceux-là nul doute je savais en parler, les proposer et les vendre. J’ai fouillé les catalogues. Je me suis fait confiance. Les nouveautés du moment ont trouvé leur place sur la table, triées sur le volet avec l’aide de trois libraires de métier qui me parrainent. Les femmes ont une place particulière ici, la photo également mais aussi les personnes éloignées de la lecture comme les Dys par exemple qui trouvent chez Place Ronde de quoi accéder à la lecture. La découverte de la zone de chalandise se fait tous les jours. J’affiche mes valeurs. Et ça bouge Place Ronde, ça évolue, ça tourne ! Je sais dire oui et je sais dire non aussi.

A. G. – Puisqu’il faut aussi parler des sujets qui fâchent, financièrement, comment as-tu monté ton projet ? Envisages-tu d’un jour pouvoir en vivre totalement, et si oui à quelle échéance ?

F. van H. – Il n’y a pas de sujets qui fâchent et surtout pas l’argent. Il en faut pour vivre, pour monter et développer un projet c’est évident, et il ne tombe pas du ciel. Comme je l’ai évoqué quelques lignes plus haut, les institutions nationales du livre, CNL et ADELC m’ont tourné le dos – mon projet ne correspond pas aux indicateurs (poussiéreux) de leur monde et la porteuse du projet non plus. Trop novateur, nouveau modèle économique, nouveau langage, on sort du modèle et des codes historiques. Pour me lancer, j’ai mis les économies de la famille sur la table et les banques m’ont suivie. Nord Actif s’est porté caution pour le prêt.

Le pavé dans la vitrine, le 23 septembre dernier, a eu un important retentissement médiatique. C’était un coup dur quatre mois après le démarrage. Il a aussi porté un coup de projecteur sur Place Ronde et sa fondatrice. D’aucuns diront que je me suis fait un « coup de pub », qu’ils le disent. Les institutions régionales se sont émues de cette affaire et m’ont soutenue. Le dossier qui était en cours a été validé et j’ai pu recevoir de quoi soutenir financièrement l’activité. Même le CNL a donné une petite enveloppe pour aider à changer la vitrine, qui l’eut cru.

J’ai développé ce projet pour en vivre et c’est bien pour cela que j’ai envisagé un modèle économique différent. 2019 sera l’année des premiers salaires.

A. G. – Quelques mois après l’ouverture de Place ronde, arrives-tu à te projeter ou vis-tu encore un peu au jour le jour ?

F. van H. – Il est encore tôt mais je me projette toujours. Je fais des essais, je prends des contacts, je questionne, je regarde partout, j’analyse, toujours en action. De mon ancien métier, j’ai gardé le goût des contacts, de la recherche de ce que nous appelons le « marketing achat », je vends Place Ronde. Toujours être en avance, rechercher ce qui fera la différence demain. Pour la première fois de ma vie, je vis positivement mais pas inconsciemment. Je regarde les chiffres, je m’arme de patience, je travaille et j’avance. Mon plus grand succès aujourd’hui c’est d’être là et de penser l’avenir. Je travaille pour demain, je ne dis jamais non à une interview, même si parfois il me faut un peu de temps avant de répondre.

A. G. – Tu organises beaucoup de rencontres, c’est un parti-pris fort, as-tu une véritable envie d’ancrer ta librairie dans un paysage culturel plus large ? Comment d’ailleurs se porte le livre à Lille ?

F. van H. – Il n’y a pas de frontières pour moi dans le monde et en particulier celui de la culture. C’est ainsi que je vois et vis Place Ronde : un lieu de rencontres et de partages sans a priori. Demain des acteurs viendront mettre en voix et en musique deux ouvrages pour la Nuit de la Lecture. Je reçois bientôt des amoureux de la musique, des Inrockuptibles. Qui sait peut-être un jour un brasseur, un vigneron, un sportif, une émission de radio en live… qui peut dire où je m’arrêterai ? Il faut arriver à satisfaire le plus grand nombre de clients potentiels, no limit.

Lille compte de nombreuses librairies généralistes ou spécialisées toutes très différentes les unes des autres : du Furet du Nord à Place Ronde, 100 fois tout juste plus petite, mais costaude 😉 Il semble que le livre se porte plutôt bien dans la métropole lilloise. Les médiathèques sont présentes dans de nombreux quartiers, la lecture a même une élue au Conseil Municipal.

A. G. – Tu es très active, également sur les réseaux sociaux, à combien d’heures estimes-tu ton temps de travail hebdomadaire ?

F. van H. – Je ne compte pas mes heures, sauf les 8 heures de sommeil quotidiennes qui me sont nécessaires pour être au top six jours sur sept et parfois le dimanche. Les réseaux sociaux me donnent une tribune, une visibilité gratuite ou peu onéreuse si je booste mes publications. Ils me permettent aussi de pointer tel ou tel sujet de la vie de la chaine du livre et je ne m’en prive pas. Je réalise cette activité en « temps masqué ». Voilà un vilain groupe de mots appris de mes années d’industrie, je ne peux jamais rester sans rien faire. La routine est bien réglée, faire deux ou trois choses en même temps, c’est mon job. J’ai appris beaucoup de celles et ceux avec lesquels j’ai travaillé durant toutes ces années, je les mets maintenant à mon service. Retour sur investissement.

A. G. – Quelques annonces à nous faire en avant-première ?

F. van H. – À partir du 1er février, Place Ronde exposera les photos de Luc Camberlein – Studio 1822, photographe lillois. Cette exposition est spécialement réalisée pour Place Ronde : onze photos inspirées par des livres. Les textes seront bien entendu proposés à la vente dans la librairie.

Vernissage le 9 février à partir de 17 :00.

Je négocie sou par sou la rénovation d’un nouveau studio pour agrandir Place Ronde. Peut-être une nouveauté pour fêter les un an !

A. G. – Et si c’était à refaire ?

F. van H. – Je le referais !