Florian Eglin nous revient, abandonne son dandy décadent et double maléfique Solal Aronowicz, et s’empare de Luca Parisi, adolescent de seize ans, le temps d’une grosse nouvelle. L’auteur, qui a aimé s’étendre (et se détendre) dans une tétralogie mythique parue aux éditions de la Baconnière, trouve-t-il ses marques dans ce format court ? Toujours est-il que celui-ci l’oblige à entrer directement dans le vif du sujet, nous faisant du même coup pénétrer dans une salle de cours où notre ami Luca, à deux doigts de laisser sortir sa rage, risque de mettre en péril son fragile avenir. Âge charnière, et pénible, où ce qui émerge se frotte et se cogne au monde des copains, au monde des adultes. Ajoutez une pincée de colère, un bouillon de violence, un semblant de secret de famille, de non-dits, et voilà un cocktail détonnant pour un petit roman qui l’est tout autant.
Quand on leur claque cette réplique, les profs, ça les rend mûrs. Ce sont les mots magiques. Ils font monter les tours direct. Les adultes, en blabla sur le futur, ils sont calés. Mais au fond, ils ne sont pas difficiles à manipuler.
Au milieu de la classe, avec mon marqueur, je faisais le gars. Style, je maîtrise, tranquille, je sais où ça va. Le truc, c’est que j’avais maté des vidéos de l’UFC une bonne partie de la nuit. L’UFC, c’est la ligue américaine de combat libre. Ceux dans l’octogone. L’UFC, c’est mon rêve. Avant l’école, avec un pain au choc de la veille, je m’étais envoyé trois Red Bull. En fait, j’étais dans un état limite. Épuisé. Excité. Plein de bêtes couraient sous ma peau. En fait, j’étais pas tranquille. En fait, j’avais envie de pousser. J’avais peut-être même envie que ça pète. Pour de bon. La dernière baston.
Cassar a souri. Il connaissait la musique. En son temps, au siècle précédent, il l’avait jouée comme moi, cette musique, j’en étais presque sûr. Cette petite musique de merde. Cette sarabande qui t’emmène dans la mauvaise danse. Celle où tu fais le con. Celle où, à la fin, tu te retrouves tout seul à l’avoir dans le cul. Debout devant mon bureau, il a croisé les bras. On voyait bien les fleurs de cerisier, les mouvements d’eau en noir et blanc sur sa peau. Ces trucs japonais, c’était vachement beau. Souvent, je m’en dessinais sur les bras. Je réussissais bien les carpes. Cet animal qui remonte le courant. Et se transforme en dragon.
Récit d’apprentissage type, encore une fois le format insiste sur la nécessité de privilégier l’action, il est dit que Luca vivra une véritable métamorphose en 70 pages. À la première personne, incisif, le style tranche, se retranche dans des phrases rapides et percutantes, en osmose avec la collection Uppercut de BSN Press, en osmose aussi avec le thème sportif imposé : celui du MMA (Mixed Martial Arts). Car Luca, malgré son jeune âge, est un lutteur. Encore lui faudra-t-il apprendre à ne pas faire usage de ses poings ailleurs que sur l’octogone, encore lui faudra-t-il apprendre à gérer ses pulsions pour se plier aux règles du groupe. Le combat comme un art, majeur, teinté à la philosophie japonaise que Florian Eglin connaît bien, lui-même ceinture noire de judo. Entrée En pleine lumière, entrée en grâce d’un adolescent qui saura recycler sa violence et sa colère, décoder les silences des adultes et affirmer ses deux vocations, le combat et le dessin. Efficace, à lire d’une traite, sans regretter que certains thèmes sous-jacents, et pourtant primordiaux, l’absence d’une mère, la douleur d’un père, ne servent que de toile de fond et n’aient pas la place pour être traités plus avant. L’enjeu de l’Uppercut est très clair : aller droit au but.
Avec ma grande sœur, Adèle, j’avais commencé le judo à huit ans. On allait trois fois par semaine dans un petit club près du parc Bertrand, le Judo-Club de Genève. Moi, je m’étais vite intéressé à la compète. Après quelques défaites, j’avais commencé à gagner, et mon prof m’avait inscrit aux championnats romands. Je les avais remportés deux fois de suite. Prochaine étape : les championnats suisses.
Tout s’était arrêté très vite. Vers treize ans, je venais de passer ceinture bleue, je m’étais battu à la récréation. J’avais cassé le bras d’un garçon de ma classe. C’était juste après la mort de ma mère. Le soir, mon père m’avait frappé pour la première fois. Sans ma sœur, il m’aurait peut-être pété un truc. Après, il avait jeté toutes mes affaires de judo et m’avait interdit les sports de combat. Depuis, j’avais jamais cessé de m’entraîner. Je courais trois fois par semaine. Chaque jour, je faisais des pompes, des abdos, des tractions. Lui, presque trois ans plus tard, il n’avait pas changé d’avis.
Il est étonnant de découvrir Florian Eglin par le spectre d’une adolescence mais ça lui va plutôt bien au teint, le bouillonnant écrivain contrôle son énergie et reste adroit dans son portrait, ancré dans notre modernité, à peine déplore-t-on quelques bons sentiments (la chroniqueuse se désole de ce paradoxe) auxquels Solal ne nous avait guère habitué. La frustration, le sentiment d’effleurer, classiques à la lecture de nouvelles, donne envie d’en apprendre plus sur un sport découvert pour l’occasion, celui du combat qui, même s’il est dit libre, possède ses clefs. Une heure de lecture comme une heure de liberté, un vrai môme, une vraie tension, détente assurée. Et pour ceux qui, c’est légitime, depuis le temps, restent sur leur faim de Florian Eglin, à noter la parution conjointe aux éditions de la Baconnière de Il prononcera ton nom, pièce de théâtre (mais oui !) mettant en scène d’autres adolescences.
Éditions BSN Press – 9782940516933
À paraître le 17 janvier 2019