Les Pleureuses – Katie Kitamura

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Est-ce parce que le style est trop policé que ce livre semble aseptisé, est-ce parce que la jeune femme avait déjà fait le deuil de son mariage qu’elle garde ainsi tant de distances quand elle évoque son mari disparu ? Roman de l’absence, Les Pleureuses, malgré quelques tentatives d’amorces d’un très léger suspense, est aussi roman du vide, récit d’une jeune femme qui semble complètement perdue et toujours sous l’influence du disparu. Leur séparation, tenue secrète, sur sa demande à lui, est de ces décisions qu’elle ne peut pas assumer, obligée de faire avec une réalité fluctuante qui la laisse désarçonnée, et le lecteur à sa suite. Pourtant tout lui paraissait clair, l’infidélité chronique d’un mari volage ayant grignoté au fur et à mesure ses sentiments, son cœur désormais libre qu’elle offre à un autre avec qui elle emménage, tout aussi secrètement, mais quand elle se retrouve confrontée à la demande expresse d’une future ex-belle-mère qui lui intime l’ordre de partir en Grèce rechercher l’homme qui ne donne plus de ses nouvelles, face à ses contradictions, aux inquiétudes et jalousies qu’elle éprouve à moitié, ne s’autorisant plus à les ressentir mais effarée d’agir pourtant en conséquent, notre héroïne se retrouve face à l’impossibilité de s’exprimer clairement.

Tout a commencé par un appel d’Isabella. Elle voulait savoir où était Christopher et je me suis retrouvée dans la position délicate de lui dire que je l’ignorais. Ma réponse a dû lui sembler invraisemblable. En réalité Christopher et moi étions séparés depuis six mois, et je n’avais pas parlé à son fils depuis presque un mois. Pourtant, je n’ai rien dit.

Mon incapacité à la renseigner sur l’endroit où se trouvait Christopher lui paraissait tout simplement incompréhensible, sa réaction était cinglante mais sans surprise, ce qui, d’une certaine manière, rendait les choses pires encore. Je me sentais à la fois humiliée et mal à l’aise, deux sentiments qui avaient toujours défini ma relation avec Isabella et Mark. Pourtant, Christopher me disait souvent qu’ils éprouvaient la même chose et que je devais m’efforcer d’être moins réservée, que mon attitude pouvait facilement être interprétée comme une forme d’arrogance.

Ignorais-je à ce point, me demandait-il, que certains me trouvaient snob ? Oui, je l’ignorais. Notre mariage reposait sur les choses que Christopher savait et que moi j’ignorais. Ce n’était pas simplement une question d’intelligence, bien qu’en la matière Christopher eût, une fois encore, l’avantage : il était brillant, sans aucun doute. C’était une question de petits secrets bien gardés, d’informations qu’il détenait et dont moi j’étais privée. En résumé, c’était une question d’infidélité – dans une affaire de trahison, l’un des partenaires est toujours au courant de tout, et l’autre plongé dans l’ignorance.

Roman du trouble, en cela Les Pleureuses est une réussite, les paradoxes de l’âme humaine et amoureuse totalement concevables, envisageables et appréciables, mais aussi roman de la lassitude d’une femme figée qui semble avoir cessé de, ou ne jamais avoir réussi à, s’affirmer. Et devant ce flou, cet aspect intangible de la non prise de décision, il m’a été bien compliqué de maintenir mon attention sur un livre qui – je l’aurais parié avant de vérifier – m’avait tout l’air d’être un pur roman français, en ce sens que l’ambiance des petits riens, un certain manque d’amplitude, un égotisme latent basé sur un questionnement intérieur sans fin, provoquent – à l’image de la narratrice – cette fumeuse impression de me demander à tout bout de champ : mais qu’est-ce que je fais là ? Le simple constat que si elle ne le sait pas, je ne le sais pas non plus (tout en étant aussi indulgente avec un personnage qu’avec une amie, bien sûr qu’on ne reproche pas aux gens de ne pas savoir, mais arrive le moment où c’est usant de les écouter mâcher et remâcher). La dérive qui pousse l’auteure à rebondir en créant un pseudo roman policier – au moment où la description de sentiments dont on fait tout de même assez vite le tour tourne à vide et nécessite de relancer l’intrigue – n’arrange rien. Tentative maladroite de capter l’attention en créant un doute sournois sur les personnages secondaires, mais l’attitude des uns et des autres, et bien qu’on puisse se dire que l’exotisme grec aurait servi d’excuse pour expliquer des comportements étranges, excessifs, est bancale, surjouée.

Mais aujourd’hui, tandis qu’elle continuait à parler, je l’écoutais avec un sentiment d’appréhension. Il s’est comporté de façon étrange, je l’ai appelé pour lui demander si tous les deux – tous les deux une fois de plus, à l’évidence Christopher ne lui avait rien confié – vous aimeriez venir nous voir, passer quelques temps à la campagne, vous aérer un peu. Christopher m’a répondu que vous partiez en Grèce, que vous aviez vous-même une traduction à finir, et lui, des recherches à faire. Et maintenant – elle a poussé un bref soupir exaspéré – je découvre que vous êtes toujours à Londres et il ne décroche pas son téléphone.

Je ne sais pas où se trouve Christopher.

Il y a eu un léger moment de flottement puis elle a ajouté : Dans tous les cas, vous devez partir le rejoindre sur-le-champ. Vous savez à quel point mes intuitions sont fiables, je sais que quelque chose ne tourne pas rond, ce n’est pas dans son habitude de ne pas me rappeler.

L’appel d’Isabella n’est pas resté sans conséquences. Certaines se sont révélées tout à fait surprenantes pour moi, et le sont encore aujourd’hui. L’une d’entre elles m’a amenée à obéir à cette femme et à partir en Grèce, un voyage que je n’avais nulle intention d’entreprendre et dont je ne comprenais pas la finalité.

Notre narratrice, toujours au centre de l’attention, en état d’hébétude et d’hyper vigilance tout à la fois, perd le fil mais sa catatonie (là où certains parleront de finesse, je n’en doute pas) ne parvient pas à nous garder près d’elle. J’accepte et apprécie la complexité d’une femme emmêlée dans ses contradictions, je déplore que le décor créé ne lui permette pas d’évoluer au mieux et de se révéler à elle-même, goût d’inachevé qui me laisse sur ma faim. De pacotille, les autres ne sont que prétextes pour la faire un tantinet réagir, la titiller pour voir jusqu’à quel point elle s’embourbera dans ses sentiments antagonistes, jusqu’à quel point finalement elle oscillera entre mensonge et réalité, arrangement avec elle-même et volonté de préserver les autres, auto-apitoiement et vengeance (qui sait, nous pouvons aussi lui prêter des volontés obscures), mais les autres restent creux, plats et quelque peu caricaturaux. Même Christopher, dont on sait tout même et surtout l’intime, reste sans consistance, n’existant tout simplement pas et donnant presque l’air de ne jamais avoir existé (le comble). Dommage que l’exercice, délicat certes, de Katie Kitamura n’ait pas été poussé jusqu’au bout, d’une bonne idée on ne fait pas un bon roman, d’un beau personnage on ne fait pas une belle histoire.

Éditions Points – ISBN 9782757870709 – Traduction (américain) de Denis Michelis