Vesoul, le 7 janvier 2015 – Quentin Mouron

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Quentin Mouron, enfant terrible des lettres romandes, troque le cynisme contre l’impertinence et prouve (trouve !) enfin tout son talent. Il me l’avait promis méchant, son nouveau, ajoutons mordant, bien senti et terriblement drôle. À 100 à l’heure sur une nationale de province, française, un jeune homme laisse derrière lui sa Suisse, ses sempiternelles relances administratives et ses obligations militaires. Pris en stop par un pseudo cadre-dynamique-commercial-gestionnaire de fortunes – un con, comme on pourrait dire avec une pointe d’affection – notre anti-héros va abandonner ses certitudes et se dévouer corps et âme à l’immense bêtise humaine. Les circonstances – Quentin Mouron est pris d’une frénésie imaginative – vont lui donner de quoi faire. Vesoul (mais pourquoi Vesoul ?) est devenue dingue, rocambolesque, un vrai cirque. « Vesoul était en tout et tout était en Vesoul » promet Quentin Mouron, promesse tenue.

La puissante A4 Berline nous emmenait dans la nuit, le long de la route nationale. Il neigeait. Il y avait du brouillard. Les jeunes cadres, les commerciaux, les vendeurs ambulants et les artistes cotés sont friands de la marque Audi. Mon chauffeur ne faisait pas exception. Nouveau trentenaire, gestionnaire de fortune, arborant plaques genevoises, il m’avait pris en auto-stop peu avant Besançon. Il se rendait à un congrès. Quant à moi, je devais voyager en train, mais les cheminots étaient en grève. « Monte ! » m’avait-il lancé, sur un ton de décontraction feinte. La décontraction était visiblement sa grande affaire ; il déployait des efforts considérables pour paraître cool, original : il se grattait les couilles, me montrait ses tatouages et rotait sans arrêt. Tous les cadres sont un peu transgressifs, ça fait partie du métier. « Tu veux ? » demanda mon chauffeur en agitant sous mon nez sa bouteille de Coca-Cola Zero. Je refusai. Il m’entretint alors de sa soirée du Nouvel-An, qu’il avait passée assez classiquement effondré dans les toilettes. « Et le champagne, t’aimes ça ? » s’enquit-il. Une nouvelle réponse négative me fit passer pour un mufle, pour un ringard, pour « un petit joueur ». Nous filions en direction de Vesoul, sur la Nationale 57. À mesure que nous prenions de l’altitude, la neige tombait plus fort, adhérait à la route. Les piquets à catadioptres s’enfilaient les uns après les autres, à toute vitesse, dans le brouillard. Le chauffeur de l’Audi me jetait des coups d’œil inquiets… Je le comprenais. Moi aussi, pour être honnête, je me jetais des coups d’œil inquiets… Qu’est-ce que je faisais là ?

Ah qu’il est jouissif de participer à cette journée de la liberté d’expression, la rue qui s’offre aux amis du Hezbollah, aux SS qui revendiquent le droit de s’habiller comme ils le veulent, aux nains (pardon, petites personnes) qui bataillent rude, aux extrêmes-gauchistes de la faction Marx et Lili (<3), aux flics pas vraiment concernés, ayant eux-mêmes leurs propres revendications à hurler dans un coin de la ville. Quel joyeux bordel où les slogans fusent autant que les coups de sabre laser, quelle liesse, quel amusement mes amis. Ah qu’il est bon de parcourir les allées de ce salon littéraire où la bienséance se dispute à la pensée politiquement correcte, où les écrits des plus grands sont adaptés à notre époque qui ne souffre pas la moindre divergence d’opinion, que l’on aime imaginer ce que deviendra notre petit monde poussé dans ses limites (c’est très philosophique tout ça) quand on en arrivera à s’excuser même de respirer (pas très écologique tout ce CO2). Merveilleuse clairvoyance qui se renforce lors du FIF (Festival International du Foutre), rien de vraiment sexuel rassurez-vous, nous sommes dans un monde conceptuel, ne l’oublions pas, la performance (artistique), la provocation (éculée), la joie et le triomphe de nos délicieux travers et délicates exagérations. Et quand Quentin Mouron ose se frotter à un tabou, l’évocation des attentats qui ont secoué la France en 2015, bien entrainé par ses précédents délires, là encore son intelligence lui sert de tremplin pour décrire au plus juste (et dans une subtile immersion distanciée) une magnifique société de l’hypocrisie, des discours creux et des engagements de pacotille. Et toujours les titres de l’Est républicain qui ponctuent, validations en somme de cette grande et belle absurdité. Usant de la technique du collage, comme il le précise en toute fin, Quentin Mouron n’invente rien, la richesse de la matière est sous nos yeux au quotidien, et on l’imagine volontiers passer des heures sur nos réseaux sociaux à lister les fameuses « petites phrases », devises à deux balles, sentences pseudo-mystiques, préceptes vides de sens, MDR, évidemment.

Il pissait dans la nuit, tandis que le requiem de Dvorak s’envolait par les portières ouvertes ; et au cœur de cette nuit électrisée par l’art et la mort, je me reconnus dans ce chauve en costume – et je vis en lui des perspectives d’avenir. J’avais toujours été attiré par le vide ; son néant me fascinait. Je fus pris de vertige. Il me semblait invincible. Promis à des succès, à des victoires. « Ensemble, me dis-je, nous vivrions des aventures. » Je me libérerais de l’Administration, des convocations, de tout un train d’obligations pour lesquelles je n’étais pas fait ; je me libérerais de l’angoisse en même temps que du poids des choses. Nous glisserions sur la surface du monde. Nous voyagerions ensemble. Nous pratiquerions le qi gong, nous nous harmoniserions, nous respirerions à pleins poumons l’air pulsé par sa climatisation. Il était grossier, idiot, sublime ; auprès de lui j’apprendrais la légèreté, le renoncement, l’oubli. Peut-être serais-je moi aussi au congrès auquel il se rendait ? En serais-je seulement digne ? Le requiem de Dvorak frôlait les cimes, emplissait l’air. Le conducteur, superbe, avait les deux bras levés. Il se mit à rugir : « Kyrie, eleison ! Christie, eleison ! Kyrie, putain ! Kyrie ! Kyrie ! Qu’est-ce que c’est bon ! » Sortant à mon tour de la voiture, je me jetai à genoux, à côté de la flaque d’urine. Je baisai longuement sa main et prêtai serment. Il partit d’un grand rire et me donna une tape dans le dos. « Tu sais même pas comment je m’appelle ! » me dit-il. « Comment ? » « Saint-Preux, répondit-il, et je t’avertis : on partagera l’essence. » Il reboutonna sa braguette, hurla encore « Kyrie ! Kyrie ! Kyrie ! » et retourna dans la voiture.

Vous l’aurez compris, l’auteur s’éclate, dresse de cinglants portraits de tous les écervelés   qui croient porter des idées quand ils ne font que répéter en boucle des platitudes, purs produits de notre civilisation née de l’affirmation individuelle, du développement personnel et de la psycho-politique de comptoir. Un art de la caricature qui fait mouche, pour qui est capable d’autodérision et de prise de distance (les premiers degrés risquent vraiment de passer à côté, ou de s’énerver un peu), mais aussi un pamphlet sans concession contre nos ridicules, voire un constat assez tragique (et pessimiste) de ce que nous sommes en train de vivre (et de créer). Nous pourrions dire qu’il ne s’agit là que d’un point de vue, vision étriquée du petit bout de la lorgnette, que notre société recèle aussi de vrais combats et des sentiments sincères. Nous pourrions « positiver », comme Carrouf’ nous a appris à le faire, nous pourrions croire au Père Noël, inventé par une marque de sodas, et puis nous pourrions aussi nous dire que ce bouquin, diaboliquement bien écrit et bien pensé, servira de déclic – rêvons, allez.

Éditions Olivier Morattel – ISBN 9782956234920

À paraître le 9 janvier en France et le 11 janvier en Suisse