En sortir, sonnée. Et diable pourtant que j’y étais entrée à reculons, pas totalement inspirée par un univers qui – a priori – ne me passionne pas – celui de la boxe, désarçonnée par un style journalistique poussé à l’extrême, notamment dans les dialogues, qui mettent à plat (sans l’être pour autant) avec une objectivité et un réalisme crus, par un auteur narrateur qui, pourtant, s’autorise quelques apartés subjectifs et ne se refuse jamais de se mettre en scène. Il m’aura fallu accepter ce rejet initial, passer outre, pour finir par trouver primordial et totalement indispensable ce détachement voulu qui restitue si bien l’ambiance et la concentration, surtout, de cette longue période d’entrainement vécue par Eddie Brown, boxeur professionnel, qui se prépare à mener le combat de sa vie, celui qui l’opposera au Champion du monde en titre dans la catégorie poids moyen.
« Donc, c’est vous qui allez écrire un article sur Eddie. »
Son visage n’avait pas cillé. Je savais que sa bouche avait dû s’ouvrir pour dire ça, mais son visage n’avait pas cillé, et d’ailleurs elle ne regardait ni moi ni à travers moi. C’était comme si son regard n’arrivait pas à m’atteindre, plutôt comme si elle fixait une vitre entre nous.
« Oui. C’est moi.
– Quel genre d’article allez-vous écrire ?
– Oh, je ne sais jamais à l’avance. Il sera bien.
– Espérons.
– Si c’est à propos d’Eddie, il sera forcément bien. Eddie est un type bien.
– Dit-il avant de presser la détente.
– Je ne suis pas un tueur.
– Espérons. »
Quel visage calme pour balancer tout ça, ai-je pensé. À présent, il se tournait lentement vers la pièce autour d’elle. Tout semblait neuf, avec la moquette grise et le mobilier moderne et le drapé soigné des rideaux, et les boiseries, et le plafond plat, propre et blanc.
« Vous avez une belle maison. C’est très charmant.
– Je fais de mon mieux.
– Écoutez, si ça peut vous rassurer, tout ce que je vais faire, c’est passer un mois avec Eddie pendant son entraînement et raconter comment un boxeur se prépare à un combat pour le titre.
– Ah ?
– Enfin, je vais juste observer Eddie et les gens autour de lui, voir ce qu’il fait, écouter ce qu’il dit. Je veux écrire quelque chose qui permettra au lecteur de comprendre, ou en tout cas de mieux percevoir, tout ce que vit un boxeur.
– Vous croyez qu’il y a des gens que ça intéresse ?
– Ce que je sais, c’est qu’il y a un rédacteur en chef que ça intéresse. Même si elle me plait, c’est son idée, pas la mienne. »
Je partais perdante de fait, et quelque chose m’a rattrapée, sans doute un coup d’œil à notre héros, héros de ce livre, finalement si discret, si peu disert, une once d’intérêt devenue flot de passion qui m’a fait terminer à une vitesse détonante, voulant le suivre sur le ring, le soutenir, l’encourager, y croire pour deux, pour dix, pour cent. Sympathie aussi pour son entraineur, Doc, râleur patenté qui pousse son champion, alternant conseils et admonestations, jamais le dernier pour rouscailler, et pourtant si plein de tendresse, et d’espoirs, de ceux qu’il poursuit aussi pour lui, ce titre, il est dit, serait la reconnaissance de sa longue carrière, de son art de l’entrainement à l’ancienne, de son culte des valeurs intrinsèques à la boxe, allégorie de la vie, de la mort, de notre humanité. Doc qui joue les pare-balles, car en un mois il s’en passe, bien d’autres que de taper sur un sac de cuir, des tractations, tentatives de déstabilisation, petites malversations, jalousies et rejets, autant de scuds qui semblent à peine effleurer Eddie Brown, aux nerfs d’acier, et qui doivent pourtant, c’est certain, le miner. Car si le titre se passe de point d’interrogation, il sous entend néanmoins la question, alors oui, qu’est-ce qu’il en coûte d’en arriver là ? Wilfried Charles Heinz a ce génie du détail, de celui qui semble anodin et superflu et qui pourtant écrit un autre pan de l’histoire, entre les lignes, à déchiffrer avec minutie et appétence pour les rapports humains, tortueux, fumeux, parfois tristes et d’autres fois joyeusement facétieux. Une écriture en creux, comme en dit, subtile parce – c’est paradoxal – foisonnante. À une page d’abandonner le récit, je suis revenue sur mes pas et me suis jetée à coeur perdu, c’est heureux, sur cette pépite américaine dénichée par le défricheur Dominique Bordes, qui sera publiée – à 5000 exemplaires numérotés, avis aux collectionneurs – par les si fameuses éditions Toussaint Louverture.
– Bonjour », lança Eddie.
Je l’avais entendu descendre. Il portait un pantalon gris clair en flanelle légère, des mocassins beiges et un polo marron en laine, boutonné jusqu’au cou. Il avait toujours eu bon goût en matière de vêtements et ce qu’il portait lui allait à la perfection. Je le souligne parce qu’Eddie avait un cou épais et de larges épaules, un torse bombé et la taille et les hanches étroites. Même sans le connaître, on le devinait athlète, et seuls ses sourcils touffus et la petite cicatrice qui lui barrait l’arête du nez le révélaient boxeur. Ses cheveux châtains étaient coupés en brosse, il avait les yeux bleu clair, et lorsqu’il souriait il semblait sincère.
« Je vois que vous avez rencontré Helen, dit-il après m’avoir serré la main.
– Oui.
– Désolé, je suis en retard.
– Pas de problème.
– Mais je vous avais dit que je serais prêt à neuf heures et demi.
– Écoutez, je ne vais pas me battre avec vous pour ça. Vous pourriez me mettre K.O.
– Ça vous dit un petit déjeuner ?
– Non, merci. J’ai déjà mangé.
– Une petite tasse de café au moins pendant que je déjeune. Helen va en faire.
– Il est fait », dit-elle.
Ce reportage au long cours, très vite on perd de vue qu’il est fait mention d’un roman sur la couverture, publié aux États-Unis en 1958 restitue un milieu très spécifique, mais aussi une époque, un esthétisme. Facile de se les imaginer en costumes croisés, l’air grave et le coude léger, pas vraiment là pour rigoler, l’accent roublard, les traits tirés. La classe, à mille lieux des ambiances de vestiaires où la testostérone découle en lourdes blagues graveleuses. La boxe est ici religion, qui nécessite ses rituels et ses prières, ses temps de méditation et ses conversations à cœur ouvert, ses turpitudes, ses inquiétudes, ses sacrifices et ses silences, bien loin de l’agitation de la foule qui se déchainera dans les dernières pages, lors du grand match tant attendu. Plongée en noir et blanc dans l’Amérique de ce milieu de siècle, où la couleur de peau avait une importance, où les femmes commençaient à rêver d’autre chose, où un fils de maçon, né dans un quartier populaire, pouvait consacrer neuf ans de sa vie à lutter avec ses poings, développant les feintes et une tactique irréprochable, alliant psychologie et philosophie, où un journaliste sportif pouvait s’offrir un mois d’immersion, touchant au plus près une vérité, un feeling, devenant écrivain témoin et apposant sa patte dans un récit dur, froid et chaleureux tout à la fois. Pas dit que l’on ressorte totalement indemne d’une telle expérience de lecture, surtout quand on a le goût de ce nouveau, de ce formidable nouveau journalisme, dont Heinz a lancé les bases, dixit le biographe, qui s’octroie le temps de dire bien et de dire tout, avec une objectivité qui s’accorde un angle mais rarement des fioritures inutiles, littéraires. Le goût de la rouille et le goût de la justesse, et pour preuve que Heinz s’en sort parfaitement bien, le vrai professionnel c’est bien lui, nous y sommes, au bord du ring, la main sur la corde, le cri aux lèvres, le cœur battant la chamade, hypnotisés par un match dont l’issue, d’un seul coup, devient notre unique raison de vivre. Incontestablement un grand livre qui s’offre un démarrage en douceur et une fin en fanfare. Un roman comme une vie, qui nous laisse orphelins, pour de vrai.
Éditions Monsieur Toussaint Louverture – Traduction (américain) d’Emmanuelle et Philippe Aronson – ISBN 9791090724457
Parution le 7 février 2019 – Pré commande possible