Issa Elohim – Laurent Kloetzer

Issa Elohim.jpg

L’art d’un bon récit, d’un bon récit de science-fiction en l’occurrence, est de nous faire entrer dans le vif du sujet sans s’embourber dans des explications fastidieuses. En cela Laurent Kloetzer se montre très fort, en cela mais aussi dans le reste. Diablement prenant ce petit roman, intrigant et mystérieux, et dans le même temps si réaliste qu’il serait bien compliqué de ne pas l’apprécier, et bien dommage de passer à côté. Valentine Ziegler est Suisse et journaliste, pigiste elle va là où ses commanditaires l’envoient, c’est aux abords d’un camps Frontex de Tunisie que nous faisons sa connaissance. À la manière d’un journal intime, l’immersion est immédiate et c’est avec soulagement que nous nous passons des présentations de trop longue durée. Précisons que ce bouquin gardera ce rythme tout du long et que c’est pourquoi, aussi, il est impossible de le lâcher. Crise migratoire, crise économique, violences des armées, bateaux de fortune, les flux de population nous rappellent quelque chose, quelque chose que nous vivons au quotidien, et dans toute cette désespérance, dans toute cette angoisse, un miracle, l’apparition quasi divine d’un jeune garçon. Politique et mysticisme, vous l’aurez compris, le monde de Valentine Ziegler est notre monde, avec une touche en plus.

J’étais plus familière que Marie-Claude avec toutes les histoires tournant autour des Elohim. Je connaissais par cœur les prétentions de la secte d’Aion, les phénomènes mystiques entourant Noïm, le jeune garçon venu des étoiles mis en scène à grand renfort de spots par la secte. Mais aussi les témoignages parvenus des quatre coins du monde disant que Noïm n’était que le premier, qu’il n’était pas le seul. Tout le monde se souvient du buzz que ça avait produit, des T-shirts I want to believe, des shows géants dans des stades organisés par les associations de believers. Suite au succès médiatique de Noïm, un paquet d’autres apparitions avaient été mentionnées, je les avais recensées dans une sorte d’exercice journalistique, avec l’idée de construire un gros papier sur l’impact sociologique des croyances. La plupart des histoires étaient des hoax ou des arnaques maladroites, montées de toute pièce pour faire mousser leurs auteurs… Mais après le tri, restaient des dizaines de récits troublants. Des histoires de jeunes gens bizarres, censés pour certains lire dans les pensées, ou bien disparaître parfois subitement de la vue de leurs interlocuteurs pour être retrouvés nus quelques minutes plus tard (le « swap »), ne pas être photographiables, mais être filmables à condition que ce soit du direct… Et puis il y avait bien sûr eu l’incident de Rio… Plus de dix mille accidents cardiaques/épileptiques attestés auprès des spectateurs qui avaient regardé la retransmission du show de Noïm dans le stade de la Maracaña. Au moins trois cents morts. J’avais failli regarder le live, mais le décalage horaire et la fatigue m’en avaient dissuadée au dernier moment.

Issa n’est pas le premier Elohim, au moins un autre – attesté – l’a précédé : Noïm. Ces hommes n’ont pas de mémoire, ont tous été découverts nus, et il leur est attribué quelques particularités un peu étranges, comme celle de ne pas pouvoir être figés par l’image, photographies ou vidéos, et celle encore plus troublante de subir des « swap », c’est-à-dire de soudaines disparitions de courte durée. Une secte entière s’est créée autour de Noïm, et comme tout bon Dieu, il compte autant de fidèles que d’incroyants, fascine autant qu’il est redouté. Issa serait-il de la même engeance ou s’agit-il d’un usurpateur prêt à tout pour réussir à passer les frontières et à trouver refuge en Suisse ? Valentine Ziegler oscille entre croyances et professionnalisme, subjectivité et objectivité, en bonne journaliste douter et obtenir des preuves fait partie de son cheminement intellectuel, mais toute journaliste qu’elle est, elle n’en reste pas moins femme, touchée par la grâce étrange et l’assurance tranquille de ce jeune homme, sa poésie, son humanité. L’idée de se demander comment le messie serait accueilli s’il faisait son apparition aujourd’hui est séduisante, imaginer ce retour dans un camps de réfugiés est foutrement audacieuse, et totalement engagée.

Après Wissam, j’ai eu envie de rencontrer les autres, et bien sûr de voir Issa lui-même, mais je n’arrivais pas à obtenir les autorisations administratives pour accéder au camp. J’avais le soutien de Gertrud, des mails reçus de différentes autorités, mais on m’opposait toutes sortes de « procédures » dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, liées, me disait-on, à ma nationalité suisse et aux difficultés causées par la crise en cours autour de la libre circulation des personnes dans l’espace européen. En vérité, ni Frontex ni les autorités tunisiennes ne voulaient de journalistes indépendants à l’intérieur des murs. Je me suis donc retrouvée à tenter de comprendre l’intérieur de la boite à partir de ce qui en sortait… Visiteurs, médecins, réfugiés travaillant pour l’entreprise minière. Je disposais de récits, de photos, de quelques vidéos, mais d’aucune expérience directe. Le travail pour mettre en forme cette matière éparse m’absorbait du matin au soir. Edward et les enfants me manquaient terriblement.

Les événements vont se succéder à un rythme endiablé, entre les lignes il est question de la Suisse, de sa politique parfois fermée et pas vraiment accueillante, de l’argent qui ouvre les portes et de l’ennui certain des puissants qui ne peuvent pas tout s’acheter. Il est dit aussi la crise humanitaire que nous traversons aujourd’hui, les frontières qui ploient sous le poids de ceux qui doivent les franchir, pour survivre, et du long parcours de ceux qui auront la chance d’y arriver. Laurent Kloetzer prend-il position ? Pas vraiment. En bon écrivain, il décrit à merveille et laisse chacun se faire son opinion, mais il recréé avec talent la peur, le stress, la démagogie, les fake news qui sont elles aussi devenues notre lot quotidien, sa plongée hallucinée dans un sujet qu’il est de bon ton de traiter avec des pincettes est un vrai sans faute, ultra-réaliste. Il y a donc la grande histoire, et comme toujours dans les bons romans, la petite qui tient l’édifice, le justifie, cette étrange histoire d’amitié entre deux êtres que tout oppose et qui sera à leur image faite de contradictions, de suspicions mais surtout d’amour et d’attrait immédiats. La fin, ouverte, laissera libre champ à vos propres réflexions.

Les jours passaient et nous commencions à nous inquiéter. Le moindre contrôle de police, la moindre question officielle ou la moindre dénonciation et nos trois garçons seraient emmenés dans un des centres fermés pour un traitement accéléré de leur procédure d’asile, et je savais comment ce traitement se terminerait pour au moins deux d’entre eux. Enregistrés dans un camp Frontex, ils seraient renvoyés dans un camp Frontex, au Maghreb ou en Turquie. Aucun avocat n’oserait défendre la nécessité pour un Elohim de rester avec ses frères. Nous avions entamé des démarches administratives, contacté les associations d’aide, un avocat, collecté un peu d’argent, et puis nous attendions. L’attente, les doutes, les incertitudes, tout ceci use les esprits et les volontés. Ceux des réfugiés, en premier lieu, ceux des personnes qui les aident. On est sans cesse inquiet, sans cesse à l’affût. C’est destructeur.

Éditions Le Bélial’ – ISBN 9782843449307