L’une dort, l’autre pas, L’une rêve, l’autre pas, pas celle que vous croyez. Camden a de l’argent, énormément d’argent, et une ambition qu’une vie entière ne suffira pas à assouvir. Alors il se décide à la prolonger en s’offrant une petite mutation génétique pour l’enfant qu’il veut comme descendante. Hasard, et prétexte, la nature s’en mêle, un second fœtus squatte le ventre maternel (mais réticent). Deux filles verront le jour : Leisha, qui ne dormira pas, Alice, qui sera somme toute normale. L’absence de sommeil, finalement, est plutôt vertueuse, à en croire le discours scientifique assez plausible que nous sert Nancy Kress qui a visiblement fait le job en se renseignant. N’allez pas croire que la science-fiction rime avec élucubration, comme dans toute légende, il y a un fond de vérité. Leisha, donc, ne dort pas, ce qui lui laisse un temps d’avance, un temps d’apprentissage précieux pour emmagasiner les infos et se vouer à ses raisonnements. Belle, intelligente, souriante, gentille (et blonde), cette pimpante jeune fille vit (dans) son rêve, persuadée que sa petite différence ne devrait pas plus poser de soucis aux autres qu’elle ne lui en pose à elle. C’est oublier que les Dormeurs se lèvent parfois du pied gauche.
« Je suis contente que vous ayez posé cette question, Madame Camden. Parce qu’il y a des effets secondaires. » Susan fit une pause ; elle s’amusait. « Comparé aux enfants de leur classe d’âge, les enfants Non-Dormeurs – qui n’ont paseu de manipulation génétique du QI – sont plus intelligents, plus aptes à résoudre les problèmes, et plus joyeux. »
Camden sortir une cigarette. L’habitude archaïque, répugnante, surprit Susan. Et puis elle s’aperçut que c’était délibéré : Roger Camden attirait l’attention sur une démonstration ostentatoire pour détourner l’attention de ce qu’il éprouvait. Son briquet était en or, à monogramme, innocemment voyant.
« Laissez-moi vous expliquer, dit Susan. Le sommeil paradoxal bombarde le cortex cérébral d’un tir neural aléatoire issu du tronc cérébral ; les rêves s’élaborent parce que le pauvre cortex assiégé essaye très fort de donner un sens aux images et aux souvenirs activés. Ce faisant, il dépense beaucoup d’énergie. Sans cette dépense d’énergie, les cerveaux Non-Dormeurs évitent l’usure et réussissent mieux à coordonner les véritables informations. Par conséquent, on constate une plus grande intelligence et une meilleure aptitude à la résolution des problèmes.
« Et aussi, les docteurs savent depuis soixante ans que les antidépresseurs, qui améliorent l’humeur des patients déprimés, suppriment aussi entièrement le sommeil paradoxal. Ce qu’ils ont prouvé ces dix dernières années, c’est que l’inverse est également vrai : supprimez le sommeil paradoxal et les gens ne deviennentpas déprimés. Les enfants Non-Dormeurs sont gais, ouverts… joyeux. Il n’y a pas d’autre mot.
– À quel prix ? » dit Mme Camden. Elle avait le cou raide, mais les angles de sa mâchoire se contractaient.
Toute petite déjà, les Dormeurs sont bien difficiles à comprendre. Pourquoi sa sœur la repousse-t-elle tant, pourquoi sa mère picole-t-elle autant ? Doux apprentissage des rivalités féminines, bienvenue en enfer. La jalousie étant notre lot quotidien, et un péché capital, la voilà qui enfle et touche tous ceux qui approchent de près ou de loin notre intelligente et adorable Leisha, qui continue à ne pas vraiment vouloir voir le problème, elle qui veut se consacrer à rendre le monde meilleur et mettre ses compétences au service de celui-ci, s’inspirant par ailleurs de l’enseignement de Maître Kenzo Yagai, dont la doctrine philosophique, qui prône le principe de l’échange mutuel et le contrat qui bénéficie aux deux partenaires, est lui aussi en train de convaincre le monde entier. Tendre naïveté qui oublie que ceux qui ont moins à offrir pourraient se sentir lésés… Un raisonnement politique bonus qui ne dépareille pas dans cette lecture plutôt futée, couronnée par un retournement final qui ne pourra que nous pousser à réfléchir aux règles qui régissent leur société, notre société.
Au bout d’un moment, la lumière s’en allait. Alice et Leisha prenaient leurs bains, et puis Alice devenait silencieuse, ou grognon. Elle ne voulait pas jouer gentiment avec Leisha, même si Leisha lui laissait choisir le jeu, ou même avoir toutes les poupées. Puis Nounou emmenait Alice au « lit », et Leisha parlait encore un peu avec Papa jusqu’à ce que Papa dise qu’il devait travailler dans son bureau avec les papiers qui rapportaient de l’argent. Leisha avait toujours un moment de regret qu’il doive le faire, mais le moment ne durait jamais très longtemps parce que Mademoiselle allait arriver et commencer les leçons de Leisha, qu’elle aimait. C’était si intéressant d’apprendre des choses ! Elle savait déjà chanter vingt chansons, écrire toutes les lettres de l’alphabet et compter jusqu’à cinquante. Et quand les leçons étaient terminées, la lumière était revenue et c’était l’heure du petit déjeuner.
Le petit déjeuner était le seul moment que Leisha n’aimait pas. Papa était parti au bureau et Leisha et Alice prenaient leur déjeuner avec Maman dans la grande salle à manger. Maman portait une robe de chambre que Leisha aimait, et elle ne sentait pas drôle ou ne parlait pas drôle comme elle le ferait plus tard dans la journée, mais tout de même le petit déjeuner n’était pas drôle. Maman commençait toujours par la Question :
« – Alice, ma chérie, comment as-tu dormi ?
– Bien, Maman.
– As-tu fait de beaux rêves ? »
Le vent tourne donc pour les Non-Dormeurs, tour à tour exclus injustement, calomniés, diffamés dans les journaux, tour à tour monstres ou dangers, mais qui se réunissent et s’unissent, persuadés qu’ils devront créer leur propre univers, de haute lutte si besoin, pour survivre à la vindicte. [Aparté : Impossible de ne pas se souvenir d’un autre livre, La Nuit des enfants rois de Bernard Lenteric, que je ne peux que vous recommander au passage.] La situation se tend au rythme où les Non-Dormeurs se multiplient, et si – en plus – l’absence de sommeil avait pour conséquence autre chose de bien plus enviable qu’une intelligence décuplée ou une joie de vivre innée, il serait fort probable que tout dégénère complètement… mais je vous laisse la surprise. Malgré une écriture à laquelle nous pardonnerons quelques dérapages, il est vrai que Nancy Kress a un vrai talent pour planter son décor en une novella dynamique qui jamais ne rate les coups d’accélérateur nécessaires pour nous tenir en éveil. À mettre entre toutes les mains.
Éditions ActuSF – ISBN 9782366299359 – Traduction (Américain) de Claire Michel