État d’ivresse – Denis Michelis

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État d’ivresse. État d’urgence. Il n’est pas question ici du verre de plus, du verre de trop, occasionnel, mais du point de non-retour comme point de départ d’un roman sans aucune abdication. La narratrice n’en est plus, depuis longtemps, à l’étape où elle négocie, ni avec elle-même ni avec les autres, aucune raison de se faire prier pour s’en accorder un petit dernier, la logique de l’autodestruction bat son plein et si on ne compte plus les ravages, les dérives, on serre les dents tout du long en attendant le pire. L’alcool a toujours été source d’inspiration, et bien qu’il soit question d’une femme, moins courant, reconnaissons que le livre de Denis Michelis est de ceux qui feront date dans une perspective que l’on aurait pu croire éculée. Et s’il faut un temps pour s’adapter à un style parfois déstabilisant car il use de didascalies et orchestre des voix multiples, très vite tout cela devient secondaire, tant la pression monte (sans mauvais jeu de mots). Que ceux qui ont côtoyé de trop près des personnes souffrant de ce mal s’accrochent, ils risquent d’y reconnaître leur proche, et de s’y retrouver eux-mêmes.

Que faisais-tu dehors ? Cette fois je pivote. Tristan et son mètre quatre-vingts, droit comme un soldat, immobile dans l’embrasure de la porte reliant la pièce de vie (un salon-salle à manger et sa cuisine américaine) au vestibule. Peu importe où je me trouve, on me suit à la trace. C’est l’inconvénient de ces grandes pièces ouvertes, conçues au départ pour lutter contre l’obscurité si chère à notre région.

Ne m’oblige pas à répéter. Tristan ne fléchit pas. Mon manque d’inspiration est tel que mon fils en devient plus obstiné, plus intraitable encore, ça n’a pas l’air d’aller, tu as une drôle de tête ! Durant l’interrogatoire, il enfile une épaisse doudoune et un bonnet en laine de couleur sombre : tout est sombre chez Tristan, il ne s’habille qu’en noir ou en bleu marine. J’aimerais qu’il me prenne dans ses bras, c’est un garçon robuste, aux épaules charpentées, prendre quelqu’un dans ses bras ne doit pas être une tâche bien ardue et pourtant il reste à distance. Ses gestes tendres, il les réserve à quelqu’un d’autre. Me cribler de questions, en revanche, est dans ses prérogatives. Tout va bien ? Tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien ? J’ai bien envie de faire le perroquet, cela détendrait l’atmosphère ; entre-temps, mes mains se sont mises à trembler, Tristan le remarque sur le champ. Dans son regard brillent deux exquises petites flammes.

Au-delà de l’écriture et du récit d’une mère alcoolique qui vit (presque) seule avec son fils, le dézingue autant qu’elle se dissout, État d’ivresse est un pur condensé d’émotions, le lecteur ayant bien du mal à rester neutre ou à s’affranchir de certaines pulsions qui pourraient parfois lui donner envie de poser le livre, tant la colère gronde, tant la souffrance hante, tant la culpabilité se fait poisseuse. Que l’on s’identifie à la narratrice, à son ado de 17 ans, son mari ou sa voisine, que l’on ne s’identifie à personne du reste, impossible de ne rien ressentir dans ce presque huis-clos étouffant, de ne pas passer par toutes les couleurs ou tous les degrés (sans mauvais jeu de mots – bis). La mauvaise foi de l’une horripile autant que la peur de l’autre paralyse, la pitié se dispute à l’agacement, l’immense sentiment de gâchis et d’inéluctabilité ronge et submerge. Nous n’en sommes plus au stade où l’on peut encore croire au miracle, espérer la prise de conscience, rêver d’un déclic ou d’un revirement salvateur, fantasmer une famille Ricoré ressoudée autour d’une mère qui décline et déconne et détruit, le seul enjeu est de savoir comment chacun va s’en sortir, s’il va s’en sortir seulement.

Lorsque mon fils prononce cette phrase, Coralie et moi, j’imagine une nouvelle entité, un monstre à deux têtes régissant mon quotidien. Le frigo est vide ? Qu’à cela ne tienne. Coralie et moi irons jusqu’à l’hyper. Car, contrairement à d’autres, Coralie et moi sommes pourvus d’une voiture. Si seulement je connaissais le jour où mon mari revient de son fichu congrès. La date doit correspondre à l’une des croix marquées au Bic rouge sur le calendrier mural de La Poste. (Légère hésitation.) Maman ? Lorsque ton mari reviendra, exige de récupérer ton dû et tu pourras de nouveau rouler à travers champs, vitres ouvertes, cheveux au vent. Maman ? Tu n’auras plus à marcher et à te fatiguer inutilement comme tu l’as fait il n’y a pas si longtemps : quinze kilomètres à l’aller pour te rendre au centre commercial, sans compter le retour… Tu as vite abandonné, une femme aussi menue que toi longeant la nationale dans un manteau de solitude. Maman ? Dans ce cas, je prendrai le taxi, il y a une compagnie spécialisée dans le transport des personnes à mobilité réduite, je me ferai passer pour une malade. Mieux : une handicapée ! Ils ne veulent plus de toi à la compagnie, ils en sont à filtrer les appels. Tu mens. Maman ! Alors qu’il existe pourtant une solution simple. Pas question. C’est à deux pas d’ici. Tu prends la rue Jean-Jaurès, tu dépasses le lycée professionnel et ce joli quartier aux maisons mitoyennes si étroites que les gens ne peuvent s’y mouvoir sans se cogner les uns aux autres, et juste après le croisement, tu y es. Ils viennent juste de l’inaugurer. Un Lodi flambant neuf. La solution idéale pour faire ses courses rapidement chaque jour, et ce, au meilleur rapport qualité-prix. N’y songe même pas, tu ne voudrais pas non plus que je fasse la manche. MAMAN ! J’ai ma maison, ma cuisine américaine, un mari en déplacement, et un fils en passe de devenir un grand médecin, ce n’est pas pour aller jouer les Cosette au Lodi. Non, je récupérerai ma voiture et je prendrai la nationale, voire l’autoroute… MAMAN ! Pardon, mon chéri, j’étais perdue dans mes pensées. Tu disais ? Coralie et moi, on ira faire les courses demain. Parfait. Ou après-demain.

État d’ivresse est donc un livre uppercut qui refuse d’édulcorer la cruauté de ceux qui souffrent et s’esquintent, la détresse de ceux qui aiment et détestent, l’abandon de ceux qui renoncent et esquivent, la peur de ceux qui rejettent et fuient. La déchéance absolue hérisse et frissonne. Quatre personnages pour quatre points de vue, mais toujours dans la tête la petite voix qui bafouille, bégaye, se raconte sa propre petite histoire, ment, s’acharne, (se) plaint et (se) persécute. La petite voix méchante et vicelarde de l’alcool qui rend dingue, qui détruit tout ce qu’il envahit, tout ce qu’il touche. Tant et si bien que l’on finit, en lisant, par douter, par effleurer ces lendemains de cuites où le souvenir se fait flou ou criant, où la honte côtoie le dégoût, et où s’imaginer vivre ça au quotidien ressemble au pire des enfers.

Éditions Noir sur Blanc – Collection Notabilia – ISBN 9782882505453

Sortie le 3 janvier 2019