Dans ces bras-là – Camille Laurens

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Hasard des boites à livres, me voici en présence de Dans ces bras-là, qui aurait pu s’appeler Moi et les hommes de ma vie (imaginaires, précise in extremis l’auteure). So so frenchie, l’apanage de la littérature française féminine, cuvée 2000 (chez P.O.L.), cru couronné de multiples prix et d’une réputation sans faille, puisque – je ne sais plus qui – m’en parlait encore il y a peu. En bien. Eh bien. Commençons par ce qui semble être le commencement, le prétexte. Une narratrice-écrivain-héroïne tombe à la renverse à la vue d’un homme croisé dans la rue, se relève dare-dare pour le suivre, le piste le traque l’identifie, heureux hasard, il est psy, y a plus qu’à prendre rendez-vous (et le payer). C’est pratique un psy, ça écoute, ça se laisse regarder, ça ne bronche pas, ça peut tout entendre, ça se prend et ça se jette, ça supporte le transfert. Patience personnifiée, silence foutrement excitant. Qu’importe, à elle la parole (et elle n’attend pas de réponse, d’ailleurs sans déflorer quoi que ce soit, le dernier chapitre invite le lecteur à ne pas tenter de communiquer – l’auteure n’attend pas de réponse, car il n’y a pas de réponse, elle l’a enfin compris). Nous y voilà donc, aux tréfonds, aux souvenirs, aux poncifs, ça sonne creux et résonne en plein dans le nombril d’une narratrice-écrivain-héroïne, on s’ennuie un brin, heureusement Camille Laurens a le sens de l’anecdote, un père qui viole sa fille suicidaire comateuse par exemple, rien de tel pour tenir en « éveil » le lecteur, qui est une lectrice (pardon), qui s’ennuie et s’endort.

Ce serait un livre sur les hommes, sur l’amour des hommes : objets aimés, sujets aimants, ils formeraient l’objet et le sujet du livre. Les hommes en général, tous – ceux qui sont là sans jamais l’on sache d’eux autre chose que leur sexe : ce sont des hommes, voilà ce qu’on peut en dire -, et les hommes en particuliers, quelques-uns. Ce serait un livre sur tous les hommes d’une femme, du premier au dernier – père, grand-père, fils, frère, ami, amant, mari, patron, collègue…, dans l’ordre ou le désordre de leur apparition dans sa vie, dans ce mouvement mystérieux de présence et d’oubli qui les fait changer à ses yeux, s’en aller, revenir, demeurer, devenir. Ainsi la forme du livre serait-elle discontinue, afin de mimer au fil des pages ce jeu de va-et-vient, ces progrès, ces ruptures qui tissent et défont le lien entre elle et eux : les hommes feraient des entrées et des sorties comme au théâtre, certains n’auraient qu’une scène, d’autres plusieurs, ils prendraient plus ou moins d’importance, comme dans la vie, plus ou moins de place, comme dans le souvenir.

Je ne serais pas la femme du livre. Ce serait un roman, ce serait un personnage, qui ne se dessinerait justement qu’à la lumière des hommes rencontrés ; ses contours se préciseraient peu à peu de la même façon que sur une diapositive, dont l’image n’apparaît que levée vers le jour. Les hommes seraient ce jour autour d’elle, ce qui la rend visible, ce qui la crée, peut-être.

S’il est fait référence à Barthes assez tôt dans le livre (et je me désole pour l’auteure qui a dû se dire que Fragments d’un discours amoureux aurait été un titre parfait, trop tard, déjà pris), l’admiration de l’une pour l’autre s’en ressent jusque dans une structure faite de courts chapitres, sautant non de Contingences à Gradiva, non du coq à l’âne (quoique), mais du premier amour au mari en passant par l’inconnu, le professeur, l’amant, j’en oublie, l’éditeur, le correspondant, décidemment, j’en oublie. Des hommes donc. Un peu caricaturés, d’acc’, surtout réduits à leurs attitudes envers les femmes, LA femme, l’écrivain-narratrice-héroïne. Des hommes objets, nous dit-elle, des hommes sujets, qui ont le pouvoir de l’amener du rire aux larmes, du plaisir à la souffrance, de si banales et si petites histoires d’amour, qu’il en faut de l’imagination pour en faire un bouquin. Et puis il y a les envolées qui s’effilochent, les transports non plus amoureux mais linguistiques, et puis il y a surtout ce vent, ce grand vent qui disperse les mots devant mes yeux, emporte mes pensées tellement loin que je ne me dis diable, c’était donc ça, « que ça » qui a tant marqué – je ne sais plus qui ?

Ce qui est humiliant, au fond, ce n’est pas que vous partiez ou que vous nous demandiez de partir, après – même juste après. Ce qui est humiliant, c’est-à-dire ce qui nous met la face contre terre dans un avant-goût de notre mort, c’est que vous ne laissiez rien de vous-même, rien volontairement (le sperme, l’odeur, le souvenir de vous, bien sûr, mais si vous pouviez vous les emporteriez). Vous vous rétractez comme un tueur après, l’aveu, l’aveu de faiblesse – vous n’avez rien dit, vous n’avez rien fait, vous n’étiez même pas là. Partant, vous niez tout en bloc, et ce témoin qui dit vous avoir vu, cette femme qui témoigne de votre présence, elle a rêvé : ce n’est pas vous. Ce n’est pas vous. Quelle tristesse alors, quelle fin plus triste que ce reniement ? Animal triste, oui, en latin « funeste », « qui annonce la mort » – pas la petite mort, la grande, la vraie.

C’est pourquoi j’aime « Restons-en là ». Parce que ça veut dire « séparons-nous » tout en maintenant entre nous un reste, un lien commun à partager dans le départ, une trace du rendez-vous, fût-il manqué, un moyen de concilier le désir de connaître et l’envie d’oublier, l’envie de reconnaître et le désir de nier, d’unir en vous l’attraction et la rétractation, l’attirance et la jouissance, l’ici et l’ailleurs, le passé et l’avenir, le bond et la chute – parce que ce reste, ce résidu qui reste entre des sexes que tout oppose, ce reste qui résiste à la mort, à la tristesse, au triste sort des hommes, c’est de l’amour peut-être, ce qu’on appelle l’amour. Et quand l’amour part, l’amour reste. Restons-en là pour aujourd’hui, donc, restons donc là aujourd’hui, restez, restez un moment, reste un peu, reste encore un peu.

L’auteure nous dit, quelque part vers la fin (je l’ai fini), que l’homme est mystère qu’elle ne percera pas, ah ça, elle creuse devant nos yeux Dans ces bras-là, et effectivement ne déterre pas grand-chose. Ce qui est malheureux et laisse le goût de l’inachevé. Ce qui est agaçant et laisse une colère sourde, l’égotiste définit ses limites, sa prétention n’est jamais bien loin, et j’imagine aisément la documentaliste mordiller son crayon, les yeux dans le vide, laissant venir les mots fleur bleue qu’elle martèle, implacable, sur son clavier gris. Dans ce grand fourre-tout, l’accolage de saynètes doit se croire intelligent, les tournures approximative élégantes, les anecdotes judicieuses. Ajoutons un peu d’Afrique pour l’exotisme, de théâtre pour le romantisme, de références littéraires pour le paraitre, quelques attouchements enfant, un avortement ado et une fausse couche adulte pour le sordide, et puis des faits divers parce qu’il faut quand même un peu de matière pour prouver que les hommes sont méchants, très méchants (mais on les aime quand même, d’ailleurs ne les aimerait-on pas pour ça, diantre), et si différents des douces femmes (le fossé entre les sexes se creuse, on peut y sauter à plusieurs). Voilà. Je suis désolée mais je recale, ravale un soupir, étouffe un bâillement, fais taire la petite inquiétude qui me dit que la littérature française contemporaine (une certaine littérature française contemporaine m’empresse-je de me rassurer) se résume à ça, à encourager certaines, certains, en leur disant vas-y balance tes tripes (enfin pas trop fort quand même, faut pas que ça tache) t’auras un prix, vas-y laisse croire que l’écriture est premier jet, qu’on peut l’éblouir, le lecteur, en lui laissant le soupçon que c’est tellement profond qu’il n’a pas totalement compris mais que c’est pour ça que c’est beau (la vie étant taquine, ou les logiciels de flicage tellement performants, que j’avais hier sur mon fil Facebook une citation justement tirée de ce livre, une seule phrase – même pas entière – qui ne disait rien, évidemment, mais qui disait tout à celui qui mourait d’envie d’y trouver quelque chose. Il y a des livres qui se prêtent exactement à ça : être désossés, morcelés, car ils sont concepts et assemblages de phrases à la dangerosité molle, à l’universalité fade, à l’intérêt – vous l’aurez compris – limité.)

Éditions Folio – ISBN 9782072778735