Montréal, 2002. Stéphane n’a pas vingt ans et est dans une mauvaise passe. La lumière clignotante des machines à sous, que l’on trouve partout dans les bars, l’a hypnotisé. Il y perd son temps, son argent, risque d’y laisser sa petite-amie, la confiance de ses amis et surtout celle, primordiale, de son cousin, Malik. Pour se recadrer, se refaire, il se planque dans l’arrière-salle d’un restaurant, où il devient Le Plongeur. Découverte d’un autre monde, celui de la nuit, découverte aussi d’une autre Montréal, celle des rivalités, petites magouilles et gros dangers. Pour le guider dans cet univers où l’alcool coule à flots et où les rails de coke s’allongent à gogo, une rencontre, Bébert, va changer sa vie. Ce double plus âgé grimace comme le miroir d’un futur qui sera, espérons, évité. Récit d’apprentissage, ce roman résonne avec le premier de Georges Orwell, auquel il est fait référence, mais rappelle surtout une autre Route, et un autre duo. Neal Cassady et Jack Kerouac ne sont pas loin, l’un qui maitrise les codes oriente l’autre, naïf, qui évolue entre fascination et répulsion, désespérance et espoir d’une rédemption.
Il y a six ans, j’avais croisé Bébert dans un bar sur Mont-Royal, quelques mois avant que j’arrête de travailler sur le Plateau. Il brossait avec des collègues et la moitié était sur la poudre. Il devait y avoir tout le staff de cuisine et deux busgirls. Je m’étais assis avec eux. Béber était incontrôlable, volait des bières aux tables voisines en attendant la prochaine tournée, abandonnait toutes les conversations après deux répliques, se faisait de grosses clés devant tout le monde et allait nu-pieds comme si c’était chez eux. Les barmaids le laissaient faire, elles avaient de toute façon perdu le contrôle du bar. Les tables où on était débordaient de verres vides et de pichets entamés, et de la bière nous dégouttait sur les cuisses, c’était le genre de soirée où tout ce qui se trouve sur la table baigne dans une flaque poisseuse. Le sous-chef commandait des tournées de shooters à coups de vingt. J’avais essayé de les suivre. Je connaissais une des busgirls, j’avais travaillé avec elle au Pistou, et elle était venue s’asseoir entre Bébert et moi. Elle avait commencé à me raconter qu’à la dernière vente trottoir ils avaient continué à accepter des clients deux heures après la fermeture et que deux des cooks avaient décidé de dormir dans le resto, sur les banquettes, pour être capables de faire l’open le lendemain. Pendant toute l’heure qu’elle avait passée à côté de moi, elle posait sa main sur mon avant-bras et le serrait chaque fois qu’elle voulait insister sur un détail, et me parlait presque dans l’oreille. On s’était toujours un peu tournés autour, mais j’avais ce soir-là frappé mon Waterloo. J’avais saoulé trop vite et, au moment où elle m’avait demandé si ça me tentait de venir fumer, elle avait un restant de weed, le Jameson m’était remonté dans la gorge. Je m’étais levé en bousculant la table, et j’étais sorti du bar juste à temps. La nausée s’était calmée un moment, mais j’avais fini par vomir devant le McDo quelques rues plus loin, la main appuyée sur la vitrine, devant deux vieux qui tétaient placidement leur café. Bébert ne m’avait jamais vu partir.
On entre dans Le Plongeur comme dans un roman noir, pleine vue sur un monde en reconstruction perpétuelle, celui des coups de feu qui s’enchainent aux coups de feu. Si le stress de la vie de cuisine est on ne peut mieux décrit, celui que l’on ressent à la lecture nous permet de nous placer sans phare dans la peau du jeune Stéphane. On évolue avec lui dans ce délire, et on assiste, impuissants, à sa déchéance qui le mène à ne pas remplir ses obligations, et à bientôt abandonner ses études d’illustrateur. Le jeu, au cœur de ce roman, n’est finalement pas l’enjeu, ses tête-à-tête avec les machines ne sont pas des plus éloquents, les poches vides ou les biftons qu’il refuse de toucher pour autre chose que pour miser sont bien plus parlants. Quelques longueurs bien sûr, car c’est dans la répétition que s’oublie Stéphane, dans la fatigue qu’il se noie et refuse de penser à demain, dans les faux-semblants qu’il tâche de rejeter la réalité de sa situation pour le moins préoccupante. Une plongée en eau trouble, et sale, sans mauvais jeu de mots, décrite avec justesse et la saveur ineffable de la langue québécoise.
J’étais sorti du bar penaud et vaincu et à sec, laissant derrière moi la machine à laquelle j’étais resté soudé pendant pratiquement trois heures. J’avais faussé compagnie à Marie-Lou pour aller jouer, avec le reste de l’argent qu’elle m’avait prêté pour mon loyer deux semaines plus tôt. Dans le soleil d’octobre, j’avais suivi Ontario jusqu’à Papineau pour aller rejoindre les gars à leur local de pratique. Je marchais en écoutant un mixtape où j’avais enregistré les meilleurs tracks du dernier d’Amon Amarth. « Risen from the sea » venait d’embarquer. J’ai monté le volume à dix. J’essayais de ne pas penser au total de mes pertes d’aujourd’hui. Il me restait moins de deux cents dollars sur ma carte de crédit mais à part ça j’étais cassé. Je n’arrivais même plus à chiffrer à mille dollars près ce que j’avais perdu depuis le mois de mars. J’avais une sorte de best-of mental de mes séances devant la machine, les journées magiques, les gains, les vertiges, les séquences qui te sortent de ton corps, mais je savais déjà que ce petit répertoire mentait comme un arracheur de dents. C’était plus fort que moi. J’allais me refaire la prochaine fois.
C’est aussi le roman de la solitude des 20 ans, celle de ceux qui se sont sentis toujours un peu à part, incompris, maltraités, notre métalleux amoureux des livres et des filles à problèmes en sait quelque chose. Le roman des périodes charnières où le temps semble suspendu et où pourtant tout s’imbrique, laissant là le passé, présageant du futur. Une description – autobiographique ? – des familles que l’on s’invente, gageons que la galerie des personnages qui habitent ces pages laissera aux lecteurs quelques « souvenirs vrais ». C’est enfin l’histoire d’un gamin qui devra affronter ses démons pour devenir un adulte, revenir sur ses pas pour reprendre le bon. Un livre plutôt beau, comme on dit là-bas, cadeau de nos cousins québécois, au style assez américanisé, finalement, c’est plutôt positif, et qui mérite amplement que l’on s’y attarde de notre côté-ci de l’Atlantique.
Éditions Le Quartanier – ISBN 9782896982721
Parution le 17 janvier 2019