Le poète avait raison, cette nuit Knausgaard pleure dans mon cœur. Pourtant nous en avons vécu des drames et des deuils ensemble, La Mort d’un père, des séparations, des désillusions, mais aucun tome de Mon Combat ne m’aura autant touchée que Comme il pleut dans la ville. La mélancolie, profonde, une qui se noue, à l’estomac. Pudique, toujours un peu en retrait, notre auteur, en préambule, affirme qu’en 14 ans à Bergen (Norvège) il ne lui est rien arrivé. On ne peut qu’en sourire au vu des 836 pages qui en découlent. Et c’est vrai, dans un sens, de ces années vides – cet opus commence sur ses 19 ans – où tout compte double et pourtant rien ne vaut rien, rien ne vient, tant est grande l’incertitude de savoir où le vent le portera, tant les échecs se multiplient et les portes se ferment, tant, surtout, tout le heurte de plein fouet. Rappelez-vous comme le futur semblait hors de portée, le temps perdu à imaginer, à craindre, les désirs inassouvis, la certitude que la vie, finalement, était faite pour les autres, jamais pour soi. La première partie, tout particulièrement, est d’une tristesse indicible (qui n’empêche pas quelques rires), parle d’un gamin (qui a déjà beaucoup vécu) sans ami et qui ne trouve pas sa place, qui se raccroche désespérément à son frère (Yngve), un taiseux dont ceux qui le suivent n’ignorent rien du poids d’une enfance instable et de sa fragilité (les autres feront connaissance ici, et ça sera bien aussi). Un grand môme qui, quand il ne passe pas son temps à se torturer, s’abîme dans des nuits alcoolisées dont il ne se rappelle rien, et qui subit ensuite des jours et des jours de descente infernale. Une seule lueur, le fil rouge, celui qui m’attache, l’envie d’écrire, vivace, tenace, entrecoupée de grands moments de découragements, de périodes (longues, très longues) où les mots refusent de sortir autrement que dans sa tête, refusent de se coucher sur le papier, ces périodes où la grâce semble immanquablement toujours tomber à côté, sur un ami, un proche, un inconnu. Une vie, de douleurs, de frustrations, de liberté chèrement conquise, de travail, de nuits blanches, de solitude et d’isolement, la vie d’un écrivain.
Les quatorze années que j’ai vécues à Bergen, de 1998 à 2002, sont depuis longtemps révolues, elles n’ont pas laissé de traces en dehors de quelques épisodes dont certains se souviennent peut-être, réminiscences furtives chez l’un ou l’autre, en plus évidemment de tout ce que ma propre mémoire garde de ce temps-là. Mais c’est étonnamment peu. Des milliers de journées passées dans cette petite ville de la Région Ouest, aux rues étroites et luisantes de pluie, ne subsistent que quelques rares faits et beaucoup d’ambiances. J’avais écrit un journal mais je l’ai brûlé. J’avais pris des photos mais il n’en reste que douze, elles gisent en tas par terre à côté de mon bureau, avec les lettres que j’ai reçues à cette époque. Les feuilleter ou en lire des bribes m’a toujours déprimé, c’était une période épouvantable. Je savais si peu, désirais tant mais n’arrivais à rien. Pourtant, je débordais d’enthousiasme à l’idée de m’installer dans cette ville !
À 19 ans, Karl Ove Knausgaard est le plus jeune étudiant jamais admis à l’Académie d’écriture. Sa bonne volonté, sa confiance en lui, qui frise parfois l’arrogance, se confrontent vite à la dureté et à la cruauté des séances de correction collective. Les sourires en biais de ses professeurs, et la langue bien pendue de l’une de ses camarades, de deux fois son ainée, percutent exactement là où ça fait mal. Nous pourrions nous en amuser, de notre âge adulte, ce serait nier la fragilité des années tendres, et l’impact sur un jeune qui, déjà, doute de tout, tout le temps, de lui, des autres, qui a du mal à communiquer, anticipant toujours les réactions qu’il provoquera. Quand le rêve vole en éclat, que tout se fissure, il faut survivre, recoller les morceaux, prendre les chemins de traverse que je vous laisse découvrir. Knausgaard ne surjoue pas. D’une franchise absolue, et d’une voix qui ne sombre jamais dans le tremolo, qui au contraire reste d’une tonalité neutre, il avoue, la désespérance, les errances, les égarements, les colères, les conneries. C’est aussi l’âge des émois et des amours avortés, des grandes trahisons, des abandons, des emballements et de la crainte, récurrente, de ne pas être à la hauteur, quel que soit le domaine. Mais la vie avance, avance des perches, finit par se construire, à défaut de vraiment se stabiliser, et Knausgaard, comme nous tous, deviendra adulte (ce qui n’est pas gage de réconfort ou de réussite).
Cette semaine-là, on sortit à plusieurs reprises, et à chaque fois c’était la même chose, Yngve rencontrait des gens qu’il connaissait, me présentait à eux en disant que j’étais son frère et que j’entrais à l’Académie d’écriture. Ça me donnait un avantage, j’étais quelque chose avant même d’avoir besoin de le prouver, mais ça compliquait aussi la situation car il fallait être à la hauteur. Dire ce qu’un futur écrivain était censé dire, exprimer quelque chose d’inédit à quoi ils n’avaient pas pensé. Mais ça ne fonctionnait pas ainsi. Ils avaient déjà réfléchi à tout et en savaient beaucoup plus que moi, à tel point que je finis par comprendre que ce que je disais et pensais, non seulement ils l’avaient déjà dit et pensé mais ils étaient passé à autre chose depuis un certain temps.
Mais c’était bien de boire avec Yngve. Notre humeur se chauffait après quelques bières et tout ce qui se passait entre nous pendant la journée, le silence qui pouvait soudain s’épaissir, l’énervement qui pouvait survenir, le fait de ne plus retrouver nos points communs, bien qu’ils fussent nombreux entre nous, tout cela disparaissait dans la ferveur qui montait en nous et la chaleur qui l’accompagnait : on se regardait en sachant qui on était. À moitié ivres, on traversait la ville et on remontait les côtes, rien n’était grave, pas même le silence. Autour de nous, les lampadaires se reflétaient dans l’asphalte brillant, les taxis noirs nous dépassaient, on croisait des hommes ou des femmes seuls, ou bien des jeunes en sortie, et je pouvais alors demander à Yngve, qui marchait comme moi légèrement penché : Comment ça va ? As-tu surmonté la séparation d’avec Kristin ? Et il pouvait me regarder en répondant, non, je ne la surmonterai jamais. Personne ne peut se mesurer à elle.
Merci à l’auteur de me fournir les mots pour parler de son œuvre, tant l’exercice m’impressionne à chaque fois : Autogéographie, maximalisme. Deux portes d’entrées sur un texte foisonnant de détails, tant qu’il en devient littéraire, car il en faut de l’imagination pour combler les trous laissés par une mémoire fatalement défaillante, pour restituer des époques et des lieux, non pas dans un processus d’identification mais dans une véritable expérience immersive. La frontière entre Knausgaard et son lecteur reste toujours visible, il apparaît même parfois comme un personnage des moins sympathiques, et pourtant une fois l’œil glissé dans son autobiographie, aux dimensions monstrueuses, impossible de ne pas s’y plonger entièrement. Ce n’est pas le suspense, rappelons que les tomes ne respectent pas la chronologie et qu’arrive ce moment où l’on sait ce qui est advenu et ce qui adviendra, mais l’attrait est irrésistible. Cet homme, si réservé au demeurant, qui nous laisse plonger à l’intérieur de son être, de sa vie, de ses déboires, cet homme qui ne sera jamais un ami, devient un compagnon, un compagnon de cordée dans ce grand bordel qu’est la vie, pour tout un chacun, et la reconnaissance est immédiate. En cela, encore, Mon Combat est une grande réussite, littéraire. Du particulier au général, de l’humain à l’humanité, créer une passerelle, à emprunter.
Une fois remonté, je n’osais pas sortir puisque Yngve n’avait pas précisé quand ils viendraient, mais ce n’était pas grave car, contrairement à la veille, j’étais calme et en profitai pour ranger mes ustensiles de cuisine, mes vêtements dans l’armoire et faire une liste de ce que je devrais acheter lorsque mon prêt étudiant serait versé. Quand ce fut fait, je me postai près de la porte et essayai de regarder l’ensemble avec les yeux d’Yngve et d’Asbjørn. La machine à écrire sur la table, ça faisait bien. Le poster de la grange avec le champ de blé jaune vif sous un ciel américain presque noir et spectaculaire, c’était bien, une source d’inspiration. La photo de John Lennon, le plus rebelle des quatre Beatles, bien aussi. Et, par terre contre le mur, mon impressionnante collection de disques, même pour Asbjørn qui s’y connaissait, d’après ce que j’avais compris. Le seul bémol, c’était ma bibliothèque, elle ne comptait que dix-sept livres et je manquais d’éléments de comparaison pour savoir quelle impression faisaient les titres. En tous cas, Lars Saabye Christensen, dont j’avais lu Beatleset Sneglene, était gagnant à tous les coups. Même chose avec Ingvar Ambjørnsens, dont j’avais aussi lu trois titres, 23-salen, Den siste revejaktaet Hvite niggere.
J’ouvris le livre Roman avec cocaïne sur mon bureau, sortis deux numéros du magazine littéraire Vinduet et les posai à côté, l’un ouvert, l’autre pas. Trois livres ouverts, ça faisait trop, ça faisait mise en scène, par contre, avec deux livres ouverts et un fermé, on ne pouvait soupçonner quoi que ce soit, c’était parfait.
Éditions Denoël – ISBN 978220713604 – Traduction (Norvégien) de Marie-Pierre Fiquet
Parution le 3 janvier 2019