Fondre – Marianne Brun

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Ça commence par un bruit, dit Marianne Brun. Ça se terminera par un écho. Celui de la foulée souple et légère de Samia Yusuf Omar qui résonne et résonnera longtemps. Ainsi, ça commence par une clameur. Pékin, JO 2008. Au centre de l’arène, une frêle athlète, jeune héroïne de dix-sept ans, propulsée là, dans un rêve trop grand, un rêve qu’elle n’aurait même jamais osé caresser. Depuis toujours, courir comme elle respire, comme les autres gamins de Mogadiscio, elle un peu plus rapide, elle jamais fatiguée, elle la gazelle. Les hommes sont venus et ont convaincu sa mère de l’emmener. Et la voilà lâchée dans la fosse aux fauves, fière de porter les couleurs de son pays, de se battre pour celui-ci, certaine d’avoir une chance, même infime, de gagner. C’est oublier qu’elle est symbole, priée de se taire, Noire et musulmane, un pion au service de la Somalie qui se targue de jouer dans la cour des grands. Imposée dans la mauvaise course, on imagine la défaite… qu’importe, le drapeau était bien visible. Et puis il faut rentrer, affronter l’échec et l’humiliation, la Loi qui se durcit, surtout pour les femmes. Son chemin semble tout tracé, on le trace pour elle, mariage et soumission. Mais Samia Yusuf Omar ne veut pas, ne dit rien, la taiseuse, mais reprend ce qu’elle sait faire de mieux, les entrainements de nuit pour échapper aux diktats, aux Shebabs.

Les quatre hommes sont restés longtemps confinés à l’intérieur de la baraque. Puis sa mère est sortie pour l’appeler. Samia s’est approchée. Elle s’est postée dans l’encadrement de la porte, tournant le dos au soleil. Les hommes clignaient des yeux pour la regarder. Sa mère est retournée s’asseoir près d’eux sous son voile multicolore. Elle lui a dit qu’ils voulaient qu’elle s’entraîne pour des Jeux olympiques de Pékin.

Samia n’a rien répondu. Elle ne s’attendait pas à ça. Elle avait retenu son souffle pour encaisser une mauvaise nouvelle car la dernière fois que des hommes comme ceux-là se sont présentés chez elle, c’était pour leur annoncer que les Shebabs avaient égorgé son père en plein souk. Elle était à présent un peu perdue devant le grand sourire de sa mère, comme s’il lui cachait quelque chose. De toute façon, ça ne représentait rien pour elle, Pékin, les Jeux olympiques. Elle aurait réagi si on l’avait inscrite au cinq mille mètres de Mogadiscio, c’était une course à sa portée, en terrain connu. Mais les Jeux olympiques… Ces gens-là s’étaient trompés de famille, elle ne se sentait pas concernée.

Un homme s’est redressé et lui a tendu la main pour se présenter. Le coach. Elle s’entraînerait avec Abdinasir, qu’il lui désigne, recroquevillé dans l’ombre, et qui n’osait pas la dévisager. Il s’agissait de l’autre athlète, l’athlète masculin que la Somalie enverrait au JO avec elle l’été prochain. Ils ne seraient que deux. Deux athlètes. Un homme et une femme pour représenter le pays tout entier. La Somalie n’avait pas les moyens d’envoyer plus de sportifs en compétition. Tous les espoirs reposaient sur eux. Et le pays, en guerre, comptait beaucoup d’espoirs.

Nouvelle rencontre, nouveau rêve qu’on lui met dans la tête. Cette fois une femme, journaliste, qui la traque, puis la cadre puis la pousse à essayer à nouveau, à y croire à nouveau, à viser d’autres championnats : Londres, 2012. Samia Yusuf Omar reprend sa course effrénée, se bat contre elle-même pour devenir lionne, pour se démarquer, encore une fois. Mais quand le monde se referme sur elle, quand les frontières se ferment pour elle, elle se lance, insensée, dans son dernier défi : traverser à pied le désert, traverser la mer sur une coquille de noix, rejoindre le coach qui lui a promis d’être là, qui lui a juré que oui, c’est possible, on peut défier le destin. Librement inspirée de faits réels, le roman de Marianne Brun est hommage, et prétexte pour soulever d’autres questions, fondamentales, pour lever le voile sur le sort de ceux qui, au risque de la perdre, tentent l’impossible exploit de changer de vie.

Les jours passent, son rêve approche. Et le 19 août 2008, elle est attendue dans le stade.

Le chef de sa délégation la presse de se rendre Porte F. Or ce n’est pas là qu’elle doit aller. Elle le sait, elle a vérifié avec Abdinasir sur le planning. Elle concourt au demi-fond, et les éliminatoires pour le huit cents mètres ont lieu Porte C. À la F, c’est l’épreuve du deux cents, c’est écrit là.

Le chef de sa délégation lui demande de se taire et d’enfiler ses pointes.

Il y a erreur, elle n’est pas sprinteuse. Elle ne peut pas se présenter pour le deux cents mètres. Le coach l’a entraînée pour le huit cents, le mille cinq cents et le cinq milles mètres. Pas pour le deux cents – allez lui demander, téléphonez-lui !

« Je t’ai dit de te taire. »

Elle prend le maillot qu’il lui tend – un t-shirt blanc trois fois trop grand pour elle. Elle sait qu’il fera l’effet d’un para- chute dès qu’elle se mettra à courir. Elle n’a quasi aucune chance de se qualifier à cette épreuve et cette tenue ridicule lui fera perdre quelques précieux dixièmes de seconde.

Pourquoi ne lui a-t-on pas trouvé un petit haut en lycra comme celui des autres concurrentes ?

Abdinasir lui recommande de parler moins fort et ramasse le bandeau en mousse qu’elle vient de jeter par terre.

« Fais-le pour le pays. »

Elle se chausse et se présente Porte F, couloir 2. Elle a le dossard numéro 2895. Il est placardé en bas de son t-shirt flottant alors que ses rivales ont épinglé le leur très haut sur leur poitrine. On ne voit que ça, on dirait même qu’elles ne sont revêtues que de leur dossard. Mais, pour le chef de sa délégation, il est plus important de lire « Somalia » écrit en bleu sur son t-shirt que de voir un numéro. D’ailleurs, elle est la seule de son groupe à porter en évidence le nom de son pays.

L’écriture se calque sur la cadence de Samia Yusuf Omar, rapide, percutante, resserrée. Marianne Brun trouve les mots, se glisse dans la peau de son héroïne, adapte sa foulée et mène sa course éperdue. La douleur qui habite le verbe draine le lecteur qui en oublie de respirer. Fondre, se transformer, devenir une autre, rester bouche bée devant ce destin incroyable, tragédie des temps modernes. Livre éminemment politique sur le sort des femmes et celui des migrants, réussite littéraire en ce sens que, d’un destin unique, il interroge sur l’humanité, sur nous, fétus de paille abandonnés aux éléments. On n’en ressort pas totalement indemnes, mais concentrés, concernés. Marianne Brun a réussi son challenge, explosé la ligne d’arrivée, une lecture essentielle pour ne pas oublier, pour ne pas nier, notre réalité.

Éditions BSN Press – ISBN 9782940516919