Est-ce le soleil qui rend la peau écorce, est-ce le deuil, l’abandon, le renoncement ? Est-ce le lien entre ces deux hommes, entre cet homme aux deux histoires, est-ce le monde qui devient fou, l’errance, les faux départs ? Que noue l’un parti faire la guerre, l’absurde guerre du désert, où l’ennemi n’a pas de nom, où l’attente n’a pas de fin, attente qui nous en rappelle une autre, et l’autre au matin réveillé, entre sa fille et lui un cordon, ombilical amour filial, amour filaire. Violence et émotion, le livre d’Alexandre Civico n’en manque pas, brut et vif et tranché dans son phrasé, car il faudra aller vite, de plus en plus vite, avant que tout ne finisse par s’écrouler, avant que tout ne finisse par se mélanger. Il faudra aller vite et il faudra partir, même si l’horizon se limite, se détache, post-apocalypse, nul territoire sécurisé. Déluge de bombes en permanence, plus rien n’affole, on s’habitue à tout, on survit à tant de choses. Alors les mutilés, alors les regards lubriques, déplacés, se raccrocher, alors la folie qui pointe et celle qui n’étonne plus, les marques, les hommes marqués, les hommes manquants. L’absurdité, pire que la nôtre, la marge est étroite pourtant, un roman qui ne se pose pas, mais qui pèse, qui pèse et qui pèse.
En face, de l’autre côté de la ligne de mire, ils sont six, une patrouille complète. Impossible de distinguer leurs couleurs tant leurs uniformes sont sales et abîmés. Des haillons. En sous-nombre nous devons y aller de nuit. Au mieux ils colleront un type à la surveillance qui finira lui aussi par roupiller. Il y a peu de chances qu’ils organisent des tours de garde. Ils ont investi l’une des maisons. La plus grande. Quatre murs sans toit. Un peu en retrait du reste du village. Nous, la baraque on s’en fout, c’est le puits qui nous intéresse. C’est notre puits déjà depuis quelques mois. On l’a gagné, conquis. Nous avons tué pour cette foutue flotte. L’eau, au milieu de kilomètres de vide. Avec la chaleur en plus. L’eau, c’est un problème qui ne nous laisse jamais en paix. Ça élance comme une rage de dents. On n’en trouve presque nulle part. Sans cesse, les lèvres craquellent et se mettent à saigner. Heureusement, on ne rigole pas souvent. Quand parfois on en trouve, de l’eau, elle est chaude comme une pisse, elle grouille de ces bestioles qui nous survivront. Il faut la recueillir dans une gourde, y balancer une pastille de décontamination et attendre. Patienter vingt minutes immenses avant de pouvoir boire un jus de piscine. À petites gorgées. Toutes petites. Alors un puits, on ne peut pas le laisser filer…
Guère d’espoir, et pourtant sous la peau, sous l’écorce, le sang qui coule, le cœur qui bat. Les yeux d’un père posés sur sa fille, fillette qui s’étiole, qui se tait, donnée au monde, mais quel monde, offerte au monde par sa mère devenue pulpe, pulpe pressurisée, desséchée, disparue. De cette partie, d’abord mal à l’aise, le médical ne passera pas plus par moi que le cordon, pour l’instant, mais je cède à ce brin d’onirisme, ce fantastique qui finalement, c’est très logique, tient sa route, pourquoi les liens du sang ne deviendraient-ils pas chair. Il y a donc un homme et son enfant par un cordon reliés, et que faire de cette proximité, la confier à d’autres mains, non, la préserver, la chérir, non plus, l’accepter et la vivre, marcher l’un près de l’autre, garder dans ses bras la chaleur d’une enfant. C’est beau et c’est tragique, car dans ce monde devenu dingue, comment laisser partir sa petite, comment croire dans le même temps que l’on pourra la protéger, comment ne pas se dire que c’est elle qui protège, mais qui subit, et qui voit bien plus qu’elle n’en dit. Cette paternité, funeste, culpabilisée, trouvera son écho dans d’autres sangs, dans d’autres cœurs.
J’ouvre les yeux, anxieux. Elle est là, juste en face de moi, endormie. Elle respire tranquillement, comme ça, comme si de rien n’était. Elle exhale un ronflement léger comme une brise, qui vient du nez. Un papillon. Son visage est apaisé et doux. Elle aura quatre ans aux prochains bourgeons. Je la regarde un instant, profite de cette minute de calme. Puis je me décide à glisser ma main sous la couette, je cherche nerveusement, je tâte. Et merde. Je dois me rendre à l’évidence. C’est toujours là, présent, cinquante bons centimètres, là, plantés juste au-dessus de ma queue. Cela ressemble à un tuyau d’arrosage vrillé. C’est un peu plus fin peut-être. Je soulève les draps, je vérifie. Oui, c’est bien là, violet et cyanosé, parcouru de reflets irisés à cause du soleil qui entre dans la chambre. Merde. La veille nous nous étions dit que c’était un mauvais rêve et nous sommes allés nous coucher. Quand j’ai pris la petite dans les bras, elle avait un regard vaguement triste de prisonnière. J’ai pensé, ça va passer. Je me suis dit, aujourd’hui c’est un cauchemar, mais demain ça aura disparu, comme c’est apparu. Mais non. Le cordon ombilical est toujours là, qui relie mon nombril au sien.
Et puis il y a cet homme qui lui a décidé, trancher, les liens qui s’étiolaient, et qui a pris la route vers un cul-de-sac, sans repère, désert à l’infini, cœur asséché, bouche asséchée, l’eau et l’obsession, le sang et la merde, celle qui se répand quand on ôte une vie, autre absurdité, et aussi, là encore, autre culpabilité, et en plus la rage, et l’agacement devant l’Écrivain qui parle trop, apprécions le clin d’œil qui soulage, un peu, qui arrache un sourire, un petit. De très belles pages, mais oui, sur ces guerres, nos guerres, qui rappellent d’autres livres, d’autres impacts, d’autres souvenirs. Si parfois les images s’exagèrent, si parfois quelques mots dérapent, reconnaissons le talent et la saveur, cette fois unique, de cette peau, de cette écorce, de cet écrivain éditeur. Et à la fin on s’interroge, qui rêve qui, qui vit qui, qui est qui, dans quel sens coule le temps, on ne peut qu’admirer cette boucle qui se boucle, aisément, logiquement.
Éditions Rivages – ISBN 9782743638597