Dévotion, déception. Je garde un fabuleux souvenir de Just Kids, pas la même came me direz-vous, autobiographie, et pourtant. L’historiette ceinte entre une préface inutile et une postface qui retient un peu plus l’attention n’a que peu d’importance, mièvre jusque dans ses excès, jamais elle n’aurait vu le jour si elle n’avait pas été signée Patti Smith. Commençons donc par cette amertume avant de nous intéresser au reste. Eugenia, reine des neiges, princesse des glaces, enfant estonienne perdue, réfugiée en Suisse. Seule passion, le patinage, les dons pourtant elle les multiplie, les langues, la logique, la sienne propre qui de ses 16 ans va happer l’attention d’un homme plus âgé, qui va la prendre sous son aile, qui va la prendre dans son lit, lui offrir d’autres futurs, d’autres rêves, d’autres cruautés. Mais comme il faut savoir brûler ses idoles, et que les villes brûlent, et que c’est fatalement tragique, rien ne viendra sauver cette nouvelle fade, même si la fin ne manque pas de goût. Les drames y sont forcément terribles, l’esprit mordant, l’étonnement profond et parfois une drôle de phrase jaillit d’on ne sait trop où. Sans queue ni tête, et on aurait aimé y voir des deux, passez votre chemin, rien de bien intéressant dans ces lignes. Entre les lignes, à voir.
Le fond de l’air était humide et frais. Le ciel s’assombrit, projetant une lumière bleue sur l’étang. Elle écarquilla les yeux, aperçut le flou des pins au loin, le ciel contusionné. Elle patinait pour ces arbres, ce ciel. Il aurait dû se détourner, mais il se connaissait, il reconnaissait le frisson intérieur qui le parcourait lorsqu’il se trouvait en présence de tant de délicatesse ; telle une coupe, enveloppée dans des siècles de chiffons, qu’il déroulerait, posséderait assurément et porterait à ses lèvres. Il s’en alla avant que ne tombe la neige, apercevant son bras en l’air tandis qu’elle tournait sur elle-même, tête inclinée.
Le vent se leva et, à contrecœur, elle quitta l’étang. En défaisant ses lacets, elle repensa avec satisfaction aux événements de la journée. Elle s’était levée tôt, avait fait ses prières dans la chapelle des élèves et, ayant déjà terminé ses examens de fin de scolarité, était allée chercher sa besace dans son casier puis s’en était allée sans hésitation ni remords. Elle avait beau être une élève extrêmement brillante, en avance dans ses études, cela lui était complètement indifférent. Elle maîtrisait parfaitement le latin depuis l’âge de douze ans, résolvait avec facilité des équations complexes et était plus que capable de démonter et réexaminer les concepts les plus ambitieux. Son esprit était un muscle de déplaisir. Elle n’avait pas l’intention d’achever ses études, ni maintenant ni jamais ; elle avait presque seize ans, c’en était fini de tout cela. Son unique désir était d’étonner, tout le reste s’estompait lorsqu’elle s’avançait sur la glace, en sentant la surface à travers les patins jusque dans ses mollets.
Il faut avouer que l’auteure ne manque pas de lucidité, elle qui dans sa préface confirme connaître la page blanche. Un tour par Paris pour les sempiternelles séances de dédicaces, les habituels petit-déjeuner au Flore, les rencontres avec ses éditeurs, Aurélien mais M. Gallimard, quelques souvenirs, quelques tombes surprises, France et Angleterre, une pensée pour les morts, et voilà le crayon qui reprend du service, à la faveur d’un voyage en train. Tout du journal intime dans ces pages sans réelle saveur (valeur pour les fans) qui donnent les clefs pour la lecture de Dévotion à venir, là où l’on se dit que l’inspiration nait des détails, que le travail d’écrivain (que je lui accorde, bien sûr) est maelström d’influences diverses. Dommage que le Flore soit si présent, que le name-dropping récurrent, on en arriverait presque à considérer Patti Smith comme une banale auteure parisienne, avec ce que ça sous-entend de nombrilage incessant, bref, du vent. De la douleur, des questions, des sentiments, sans doute, mais du vent. Des références aussi, et des lourdes (Patrick Modiano, Simone Weil, Martti Helde, et tutti), mais légères comme un souffle de…
Me promenant dans la petite ville, j’imagine Camus se levant de son bureau, délaissant à contrecœur son travail. Observé par le fantôme d’une fillette, il descend l’escalier, emprunte ce même trajet, passe devant l’église où figure en latin l’inscription : Les heures qui passent nous dévorent. Il déambule dans les mêmes ruelles pavées, s’assoit à sa place habituelle au Café de l’Ormeau. Il allume une cigarette et prend un café, se laissant envahir par le brouhaha du village. Au loin, des collines de lavande, des amandiers, un ciel algérien bleu. Inévitablement, son esprit se détournera de l’aimable conversation pour revenir à son sanctuaire, à une formule qu’il lui faut encore résoudre.
Les choses lentement se mettent en branle. Il y a un bout de crayon dans ma poche.
Quelle est la tâche ? Composer une œuvre qui opère à différents niveaux, comme une parabole, dénuée de la souillure de l’ingéniosité.
Quel est le rêve ? Écrire quelque chose de bien qui serait mieux que je ne le suis, et qui justifierait mes épreuves et mes errances. Fournir la preuve, par le truchement d’un fouillis de mots, que Dieu existe.
Pourquoi est-ce que j’écris ? Mon doigt, tel un stylet, trace la question dans le vide. Une énigme familière posée depuis la jeunesse, se retirer du jeu, des camarades et de la vallée de l’amour, ceinte de mots, un battement extérieur.
Pourquoi écrivons-nous ? Irruption du chœur.
Parce que nous ne pouvons pas simplement vivre.
La postface a le mérite de se lire vite, bien qu’il nous faille digérer la déception de la Dévotion (dont je ne suis pas victime, vous l’aurez compris). Elle a surtout l’avantage de nous amener là où nous ne mettrons jamais les pieds, dans la chambre d’Albert Camus, qu’elle occupe, la veinarde, nous offrant au passage une heure en compagnie du dernier manuscrit du Premier homme. Toujours dans cet étonnant, non détonnant, mélange de pudeur et de prétention, sans savoir si Patti Smith est heureuse d’être Patti Smith, la voilà qui ne manque pas de culot, l’avouant bien volontiers, puisque cette lecture privilégiée n’aboutit qu’à une envie : celle, folle de se ruer sur son carnet, pour écrire, elle aussi. Se comparer au Maître, réduit pour sa part à un nom de famille, ne l’affole donc pas, en a-t-elle par ailleurs conscience ? S’en suivent quelques phrases, les dernières, sur ce qu’est l’écriture, ce qu’est l’écriture pour elle, les dernières et les meilleures, bien qu’elles ne révolutionnent rien, qu’elles se lisent elles aussi avec un brin de perplexité. Mais on ne reprochera pas aux artistes d’accomplir leur œuvre, fut-elle parfois trébuchante, maladroite ou immature. On oubliera, tout simplement.
Éditions Gallimard – ISBN 9782072768057 – Traduction (américain) de Nicolas Richard