Années 2030 : demain. Baisse mondiale de la fertilité, ce n’est pas vraiment de la science-fiction, notre réalité actuelle, accentuée. Dans ces pays de vieux, une seule richesse : les enfants. Certaines, certains, sont prêts à tout pour s’assurer une descendance, pour assouvir leurs besoins d’enfantement, ce qui hier était un droit tourne aujourd’hui à l’obsession. Et la vieille loi du marché, elle, n’a pas pris une ride : quand la demande s’impatiente, l’offre se permet tous les détours. Dans la ville incendiée, Shana, jeune appelée très consciente de sa valeur, va voir ce qu’elle n’aurait pas dû voir, ce que personne n’aurait dû voir, ce sur quoi certains sont prêts à fermer les yeux pour ne pas voir. Un homme s’enfuit, à la main une cage, dans la cage l’inimaginable. Entendez bien, si les bébés manquaient, par quoi seriez-vous d’accord pour les remplacer ? Avaler la pilule et se décider à la cracher, mais qui écoutera Shana, qui aura, surtout, intérêt à la faire taire. Les légendes ayant, elles aussi, une belle espérance de vie, notre Cassandre aurait dû être sacrifiée, mais c’est sans compter son sale caractère, et ceux dont elle saura s’entourer. Roman à trois voix, Les Hommes dénaturés s’ouvre sur une question (que seront les enfants de demain ?) qui rebondit sur une autre (que se trame-t-il dans les hangars désaffectés ?), qui entraîne un classique (à qui profite le crime ?) et trouve réponse dans un grand final (comment en est-ton arrivé là ?)
Ma sergente m’a repérée. Elle traverse le parking en courant, m’aperçoit entre les bâtiments et s’arrête net. Son visage change du tout au tout, et je crois ce que j’ai en face de moi. L’expression même du soulagement. Elle m’a crue morte, elle s’est vue responsable de la perte d’une de ses précieuses appelées, et a pensé qu’elle aurait à le payer cher et pendant longtemps. Mais voilà, je suis en vie. Peu importe qu’aucun civil ne se trouve avec moi – il n’a pas dix-neuf ans, et n’est pas une ressource nationale.
« Walders ! » me lance-t-elle, et je comprends à quel point elle est à la fois furieuse et soulagée. On nous appelle d’habitude par nos prénoms. « Au rapport ! »
Je m’exécute. Je marche d’un pas mal assuré, les genoux en compote, et ce n’est pas parce que je viens de frôler la mort. Ce n’est pas non plus parce que j’ai perdu mon civil et foiré ma première mission dangereuse en tant qu’appelée. J’ai les genoux en compote parce que je dois aller au rapport, faire un compte rendu complet, sans oublier de mentionner ce que j’ai vu le civil emporter avec lui dans sa course. Et je ne sais pas, je n’ose m’imaginer ce qu’il va m’arriver avec lui.
C’est donc un roman polyphonique, et à tiroirs, que nous propose Nancy Kress. Le fil ténu de la narration s’emberlificote à merveille puisque tiré par trois points de vue, trois personnages bien ancrés dans leur réalité, affirmés dans leur caractère et surtout diamétralement opposés. On goûte à la vindicte de notre héroïne, parfois à son langage fleuri, on aime en tous les cas se l’imaginer bardée de toute l’impétuosité (qui rime avec suffisance) de sa jeunesse. À l’autre bout du spectre, un Docteur, homme vieillissant qui voit sa fin arriver et qui se demande s’il aura la force suffisante pour mener à bien son dernier combat. Entre eux deux, le mystère éthéré, vif comme un chat, délicat comme un ange. Si la clef du récit est très vite donnée, puisque l’on apprend dès les premières pages où nous sommes et ce que nous y verrons, l’auteure a le chic pour ouvrir les bonnes portes, de celles qui nous donnent accès à des problématiques totalement contemporaines. Lecture récréative s’il en est, nous ne sommes pas là pour frissonner, ni pour faire du style, juste pour passer quelques heures en bonne compagnie, néanmoins on finit par se dire – en refermant le livre – tiens, faudrait quand même que je me renseigne.
« Arrêtez la voiture », ai-je demandé au chauffeur, qui avait commencé à freiner, aussi surpris que moi. Il y avait là une impossibilité. Washington était au plus bas des statistiques régionales pour ce qui était du potentiel séminal – en terme de mobilité, de normalité et de quantité – et il en allait de même pour le taux de natalité. La conception artificielle, sous toutes ses formes, était encore trop coûteuse pour la plupart des couples depuis que les mutuelles avaient fait banqueroute. Quant au clonage, qui avait jadis semblé offrir un espoir à l’humanité, il s’était transformé en sinistre farce.
On pouvait cloner des vers, des grenouilles, des moutons, des éléphants. Mais pas les humains. Un œuf humain cloné, non fertilisé, se divisait docilement cinq fois en trente-deux cellules. Et continuait à se diviser ainsi, au lieu de se transformer en blastula, la première de la série d’étapes cruciales menant à la différenciation des cellules. Dans des œufs clonés, aucune différenciation ne se produisait. Jamais. On se retrouvait non pas avec des cellules osseuses, des cellules cutanées, des cellules musculaires, mais avec une monstrueuse boule de cellules toutes identiques, une masse homogène qui continuait sa croissance jusqu’à ce qu’on la tue. Les chercheurs attribuaient cela à un subtil dysfonctionnement au niveau des gradients de la polarité chimique de l’embryon, bien que personne n’ait à ce jour mis en évidence le mécanisme exact. Ils n’étaient sûrs que des résultats : le clonage ne pouvait donner au monde les enfants qu’il brûlait d’avoir.
La science-fiction n’est pas genre, elle est multiple, vivifiante surtout quand elle pose des questions d’actualité, comme ici, englobant nos préoccupations dans une fiction, tout comme la littérature, à se demander pourquoi elle doit s’exiler dans d’autres rayons alors que sa place est toute trouvée, ici, parmi vos lectures habituelles. Politique, scientifique, Les Hommes dénaturés n’est pas « imaginaire », comme ils disent, comme on tente parfois de nous le faire croire, personne ne sait, d’ailleurs, si notre réalité n’a pas déjà largement dépassé cette fiction. Toujours est-il que voilà un roman qui peut être une entrée sympathique pour celles, et ceux, qui se disent que ce monde (littéraire) n’est pas fait pour eux, et que, par extension, ce monde-là n’est pas notre monde. Fort à parier que Nancy Kress saura leur démontrer le contraire.
Éditions ActuSF – ISBN 9782366299113 – Traduction (anglais) de Jean-Marc Chambon