Janie, l’histoire d’une femme à travers ses trois mariages. Le premier, très court, trop jeune, voulu par la grand-mère, en ces temps de printemps qui inquiète, car il y a eu des précédents, en ces temps d’après esclavage où une femme n’avait pas besoin d’aimer, avait besoin d’être protégée. Mais Janie est de ces femmes libres, de celles qui ne se reconnaissent ni sur les photos, ni dans les yeux de ceux qui les voudraient autres, et Janie, une première fois, s’en va. Pas pour elle ce trou perdu où il ne se passe rien, ces corvées qu’elle ne veut pas effectuer, et non parce qu’elle est une bourgeoise, bien que ce soit ce que le second – celui qui la cueille à la barrière – s’imagine. Là encore, maldonne, dans un rôle où à nouveau elle ne se sent pas, ni à sa place, ni heureuse, et pourtant 20 ans elle y passera, à la maison où elle doit rester, à l’épicerie où elle doit cacher ses cheveux. Peut-être que là encore l’âge entre en compte, ces vieux messieurs, décidemment ne la voit pas femme, mais fille, à qui il faut dicter, qu’il faut diriger, trop plein sur le cœur, Janie, et quand enfin elle le dit, celui du bonhomme s’arrête. Enfin libre, mais l’ennui toujours, et les langues qui s’acharnent à la juger, porter le deuil, oh non merci, et puis quand bien même, qu’ils glosent, pour ce qu’elle en a à faire. Et quand Dieu enfin lui envoie son troisième, son ange, bien sûr elle doute un peu, surtout d’elle, les années ont passé, mais jamais de lui, le fou, le Roi, celui qui lui offrira enfin sa liberté, partagée. Mais leurs yeux dardaient sur Dieu est une quête, d’une affranchie, qui semble sans besoins mais pleine d’envies (pas toujours assouvies, on l’aura compris).
Jamais j’ai vu mon paa. Et même que je l’aurais vu j’aurais jamais connu que c’était lui. Pareil non plus pour ma maama. Elle avait décampé de nos parages un bail avant que je soye assez grande pour savoir quoi. Ma grandmaa c’est elle qui m’a eu faite grandir. Ma grandmaa et les blancs chez qui elle travaillait. Elle avait une cabane au fond du jardin et c’est là-dans que moi chuis venue au monde. Ah c’était des blancs bien comme y faut là-bas dans l’Ouest de Floride. S’appelaient les Washburn. Y avait quatre tizenfants à Miz Washburn à s’occuper et nous tous on jouait ensemble et c’est pour ça que j’ai jamais appelé ma grandmaa rien d’autre que Nanny, vu que c’est comme ça que tout le monde y l’appelaient là-bas. Nanny elle nous trapait toujours dans nos diableries et c’était la peignée pour tous les gaminauds qu’on était et Miz Washburn elle faisait juste de même. Moi j’ai idée que personne nous a jamais flanqué aucune peignée pour rien vu que les trois ptis gars et nous les deux filles on était des fichûment casse-pieds, me figure.
Janie, c’est par ses actes qu’elle existe, si parfois elle se retourne, ou s’attarde, toujours elle se relève, serre-t-elle les dents ? Écoute-t-elle seulement ce qui se dit ? S’inquiète-t-elle de son avenir ? Du toit qu’elle aura au-dessus de la tête, de son confort ? Que ressent-elle ? Telles ne sont pas ses questions, elle se laisse vivre à essayer, à saisir les chances qui lui sont offertes, à emprunter les routes que l’on lui ouvre. Quand soudain elle existe, qu’elle se sent exister, avec ses étrangetés, ses exubérances, on la sent le cœur gonflé mais c’est encore par ses actes qu’elle le prouve, jusqu’au bout du monde, de tout, pour le meilleur et pour le pire, elle le suivra, son Tea Cake. Les interstices sont donc assez larges pour que nous puissions nous y glisser, nous projeter – à notre tour – dans son image, dans cette femme libre, forte, impressionnante. L’initiation ne passe pas que par le regard, passe par la langue. Comment parler de ce roman en omettant, là-aussi, la jubilation qu’il procure, ces mots qui nous font craindre, dans un premier temps, que nous n’y arriverons pas, puis qui se savourent quand le langage est acquis, quand il devient notre, quand nous sommes, à notre tour, des initiés, capables de distinguer l’humour ravageur des hommes qui se chicanent, pour un rien, qui se bataillent, aux dés, car tout est affaire de communauté, exister les uns avec les autres, partager les mots et leur saveur, même imparfaits, même mal écrits, même inconnus. Venus d’où ? On ne sait, d’un peu partout sans doute, parfois il me semble reconnaître une origine, mais jamais un accent, un parler, il n’est pas question de parade, de reproduction, d’imitation, il est question d’une langue qui se déploie, s’invente et englobe, atmosphère – unique.
Elle était sur le dos, étendue au pied du poirier dans la mélopée du contralto des abeilles visiteuses et l’or du soleil et le souffle pantelant de la brise, quand la voix inaudible de ce grand tout vint à elle. Et elle vit une abeille chargée de poussière plonger dans le sanctuaire d’une fleur ; mille calices-sœurs s’arquer pour accueillir l’étreinte d’amour et le frisson extatique de l’arbre, depuis les racines jusqu’à la plus frêles des branches, toute de crème florissante et moussante de délice. Ainsi c’était une noce ! Elle y avait été conviée pour être le témoin d’une révélation. Janie ressentit à cet instant l’aiguillon implacable d’un ravissement qui la laissa molle et languissante.
Après un temps elle se releva pour faire un tour complet du petit jardinet. Elle cherchait confirmation de cette voix et de cette vision, et partout elle trouva et récolta des réponses. Une réponse bien particulière pour chacune des créatures présentes à l’exception d’elle-même. Elle sentait qu’une réponse était là qui la guettait elle aussi, mais où ? quand ? comment ? Ainsi se retrouva-t-elle devant la porte de la cuisine, où elle entra d’un pas trébuchant. Dans la pièce voletaient des mouches, folâtrant et chantant, convolant et faisant convoler. Quand Janie atteignit l’étroit corridor, elle se rappela que sa grand-mère était à la maison, en migraine. Nanny s’était assoupie en travers du lit, alors à petits pas Janie ressortit par la porte de devant. Ah, être un poirier – ou n’importe lequel de ces arbres en fleurs ! Sous les baisers des abeilles tandis qu’elles chantaient le commencement du monde ! Janie avait seize ans. Un feuillage vernissé et des bourgeons tout près d’éclore et le désir de prendre à bras-le-corps la vie, mais la vie semblait se dérober. Où donc étaient-elles, ses abeilles chanteuses à elle ? Rien dehors ni dans la maison de grandmaa ne lui répondait. Du haut des marches elle scruta le monde aussi loin qu’elle put, et puis elle descendit jusqu’à la barrière et s’y pencha pour contempler la route de droite et de gauche. Guettant, attendant, le souffle écourté par l’impatience. Attendant que le monde vienne à se faire.
Doit-on faire pour autant de ce roman un roman exigeant ? S’il est sûr qu’il n’est pas de ceux qui se posent – mais aussi par goût – qu’il n’est pas de ceux qui se picorent devant un écran, il est réussite, de celle d’une fierté de lectrice, toute benoite, qui s’amuse de la surprise, et s’enthousiasme du plaisir. Plaisir sans doute des lecteurs de poésie, ou de ceux de théâtre, qui font de quelques mots – toujours ces fichus mots faits de ces fichues lettres – un monde plus grand, plus dense. Le mystère de la lecture est à son comble et l’exaltation n’a qu’une seule limite, celle de la dernière phrase. Un grand roman d’une grande auteure, Zora Neale Hurston. Le rabat – à défaut de quatrième, nous sommes chez Zulma – parle de Faulkner, c’est évident, j’ajouterais bien une pointe de Beckett, pour parfaire. Bienvenue en tous les cas dans une grande fresque américaine, à la Steinbeck, qui ne vous laissera pas totalement indemnes, et merci pour la passeuse, notre traductrice, Sika Fakambi, pour son talent mis au service d’une œuvre qui sans cela ne nous serait pas parvenue, si riche, si unique.
Éditions Zulma – ISBN 978843048326 – Traduction (américain) de Sika Fakambi