De ces livres (bonnes) recettes, dans lesquels tous les ingrédients semblent réunis. Vous allez déguster, promis, de là à vous resservir, on en reparle. Quoi de plus porteur comme sujet, pour une amoureuse des livres, que la vie d’un libraire, jeune homme, courageux ou inconscient, qui du haut de ses 21 ans se lance à l’ouvrir, sa petite boutique, dans Alger l’immense, puis qui poursuivra son petit bonhomme de chemin sur les sentiers de l’édition. Où l’on apprend qu’Edmond Charlot fut ainsi le premier à publier Albert Camus, où l’on suit son parcours fait de guerres et de pénuries, de rencontres et de projets, de brouilles mais jamais de rancunes. Où l’on découvre, finalement, un grand Monsieur, et retrouve d’autres noms, aimés. Un pan de notre histoire littéraire dont, pour le coup, on reprendrait bien une lichette. L’histoire et puis le présent, un peu moche, car elle ferme, la librairie, devenue annexe de la bibliothèque, vide de clients mais pas de sens, place aux beignets. Un zeste de (bons) sentiments, à regarder les Algérois s’agiter, en catimini, pour tenter de freiner le tomber de rideau, au grand dam de l’envoyé-là, un petit jeune qui n’a vraiment rien demandé, qui aurait aimé le faire ailleurs son stage, bien loin des photos qui le fixent de leurs yeux noirs, bien loin de ces bouquins qui ne l’intéressent guère, bien plus près de son amoureuse restée en France. Émotion toujours avec l’ancien gardien des lieux, expulsé, mais qui ne part pas, restant sur le pas d’une porte qu’il ne franchira plus, portant sur ses épaules son drap blanc, son linceul, résigné. On aurait eu envie d’y croire, pourtant, qu’il y avait une justice, une logique non économique, qui sauverait la librairie, les manuscrits, les premières éditions. Fin ouverte, à vous de voir.
Prenez le temps de vous asseoir sur une des marches de la Casbah. Écoutez les jeunes musiciens jouer du banjo, devinez les vieilles femmes derrière les fenêtres fermées, regardez les enfants s’amuser avec un chat à la queue coupée. Et le bleu au-dessus des têtes et à vos pieds, le bleu ciel qui plonge dans le bleu marine, tâche huileuse s’étirant à l’infini. Que nous ne voyons plus, malgré les poètes qui veulent nous convaincre que le ciel et la mer sont une palette de couleurs, prêts à se parer de rose, de jaune, de noir.
Oubliez que les chemins sont imbibés de rouge, que ce rouge n’a pas été lavé et que chaque jour, nos pas s’y enfoncent un peu plus. À l’aube, lorsque les voitures n’ont pas encore envahi chaque artère de la ville, nous pouvons entendre l’éclat lointain des bombes.
Mais vous, vous emprunterez les ruelles qui font face au soleil, n’est-ce pas ? Vous parviendrez enfin rue Hamani, l’ex-rue Charras. Vous chercherez le 2 bis que vous aurez du mal à trouver car certains numéros n’existent plus. Vous serez face à une inscription sur une vitrine : Un homme qui lit en vaut deux. Face à l’Histoire, la grande, celle qui a bouleversé ce monde mais aussi la petite, celle d’un homme, Edmond Charlot, qui, en 1936, âgé de vingt et un ans, ouvrit la librairie de prêt Les Vraies Richesses.
Dans cette petite cuisine tout en couleurs, noir et blanc, papiers jaunis, du rouge, le sang de la toile de fond, le contexte nécessaire, l’indépendance et ses combats, mais ses rafles aussi, et les corps jetés dans la Seine. Raviver les mémoires délavées, l’important. Et le liant, les mots, choisis méticuleusement, ni prétentieux, ni hautains, finalement bien plus faciles à digérer que ce que je pensais de prime abord, Kaouther Adimi est visiblement une intelligente qui a l’intelligence de se rendre accessible, malgré une construction polymorphe, polyphonique, qui pourrait inquiéter ceux qui se méjugent, qui pensent que les flash-back ne sont pas à leur goût, qu’un seul narrateur est bien suffisant, tout cela s’avale pourtant, avec une facilité déconcertante, et un sourire en prime pour les clins d’œil qui se répondent, d’époque en époque. De la belle ouvrage comme on dirait, bien pensée, bien fignolée, tous les ingrédients d’un roman qui, si je ne m’abuse, a trouvé son public. C’est bien joli, tout ça, c’est bien bon, aussi, mais je reste néanmoins sur ma faim. Se pourrait-il qu’une œuvre soit trop policée, trop attendue, qu’elle en devienne fade et dispensable. Il est dit que ce roman a nécessité un an de recherche, non d’écriture, comment réduire alors la vie d’un homme, la vie de deux pays, à 176 pages, pourquoi ne pas avoir tenté l’envergure des grandes fresques d’époque pour rétablir la précision, les pans entiers non dévoilés, serait-ce pour correspondre aux critères du marché, aux attentes supposées des lecteurs pressés. C’est en fait ce sentiment qui me reste en cet instant post-lecture, l’impression d’un ouvrage qui était écrit avant même de l’être, dont tout aurait été soupesé, jusqu’au moindre gramme de politique, qui ne devait surtout pas dépasser d’un cadre très précis. Une recette remarquablement réalisée, mais sans saveur. Sans épices, sans piment. Sans surprise.
Il y a d’abord eu un grand silence rue Hamani, l’ex-rue Charras. C’est rare, un tel calme dans une ville comme Alger, toujours agitée et bruyante, perpétuellement en train de vibrer, de se plaindre, de gémir. Et puis, le silence a fini par se briser lorsque des hommes ont abaissé le grillage sur la vitrine de la librairie Les Vraies Richesses. Oh, il ne s’agit plus d’une librairie depuis les années 1990 et depuis sa reprise par l’État algérien à madame Charlot, la belle-sœur de l’ancien propriétaire. C’est une simple annexe de la Bibliothèque nationale d’Alger. Un lieu sans nom devant lequel les passants s’arrêtent rarement. Nous continuons tout de même à l’appeler la librairie des Vraies Richesses, comme nous avons longtemps continué à dire la rue Charras au lieu de la rue Hamani. Nous sommes les habitants de cette ville et notre mémoire est la somme de nos histoires.
Éditions Points – ISBN 9782757871652