Admettons que le point de départ n’était pas inintéressant, une jeune femme retombant sur le journal de ses 16 ans et relisant sa vie d’ado avec ses yeux d’adulte. L’homme qui se glissait dans son lit, au grand bonheur de sa mère ravie de voir une star franchir le pas de la porte, à la grande indifférence de son père qui avait bien d’autres chats à fouetter, bien que de deux fois son ainé (sinon plus), l’aimait, c’est certain, à l’âge tendre où désir et amour se confondent. Évidemment, avec un peu de recul, Alissia – elle-même maman – s’étrangle en se demandant comment ses parents ont pu laisser faire, arrête de respirer quand elle se souvient comment sa propre mère – pour la soulager – soulageait elle-même les besoins de Jacques (l’amant). Misons sur l’amnésie volontaire ou sur le fait qu’un mariage foireux lui avait fait perdre de vue son propre passé. La rivalité mère-fille, quel joli sujet qui mérite d’être exploré, vivre ses fantasmes de gloire en utilisant sa fille comme appât, se rassurer sur ses charmes vieillissants en ravissant le corps du premier amour, la réalité a bien souvent rattrapé la fiction dans le domaine, et puisque nous sommes en Suisse, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour un autre Jacques. Admettons.
Nous habitons une maison merveilleuse. Tout le monde y est accueilli à bras ouverts. On rit, on boit, on mange (trop). Que maman fasse à manger pour cinq ou pour dix, il y a toujours ce qu’il faut. Papa aussi est sympa. Malgré la grande différence d’âge qui nous sépare, Jacques et moi, il s’abstient de le critiquer tout en m’avertissant que son amour pour moi et le mien pour lui ne sont peut-être pas semblables et que je devrais faire attention à ne pas me brûler les ailes. D’autres, des habitués de la maison n’hésitent pas, eux, à me mettre en garde contre Jacques dont « la réputation n’est plus à faire ». Nina, une amie de ma mère, lui a même conseillé d’interdire notre maison à ce « séducteur ». Elles se sont violemment disputées. Je n’ai plus revu Nina. Ce n’est pas un mal. Je ne suis plus une gamine qui a besoin d’être protégée. J’aime laisser venir les choses, me laisser emporter. Il sera assez tôt d’être sérieuse quand je serai une adulte. Alors, comme eux, je me plaindrai de tout.
Admettons que le sujet est plausible, regrettons que le bénéfice du doute ne nous permette pas d’être aussi indulgents envers une seconde partie truffée d’invraisemblances. Alissia décide de se venger – je vous laisserai le plaisir d’apprendre le comment tout en supputant le pourquoi, peut-être enragée par la façon dont son mari démissionnaire (il n’a jamais été très cool) traite leur fille, ce qui d’instinct lui fait ressentir toute l’injustice avec laquelle elle avait été traitée par sa propre mère (psychologie de bazar, mais j’essaye de comprendre la violence du truc). Faut dire que Claude Darbellay, après avoir tenté dans la première partie de se glisser dans la peau d’une jeune fille écrivant son journal (on n’y croit pas une seconde, même pas un lol, ni même une faute – je plaisante – mais tout de même), semble finalement plus préoccupé par la description des actes de son héroïne que par l’effort (minime, m’enfin c’est important quand même) de la rendre plausible (un minimum) aux yeux des lecteurs. Des actes, donc. Violents. Et totalement inimaginables (dans le sens impossibles), à moins d’imaginer Alissia forte comme Hercule et dotée d’une chance quasi divine (et des policiers aveugles, après tout, tant qu’on y est).
Mes parents se disputent. Ma petite sœur demande pourquoi on ne peut jamais se parler normalement dans cette famille. Ma mère lui répond, sèchement, « demande à ton père ». Lui réplique qu’il y a parfois une limite à ne pas franchir.
Je sais bien à quoi il fait allusion. C’était pour me soulager de l’insistance de Jacques, que je passe une bonne nuit de repos. Ce n’était pas contre mon père, c’était pour me venir en aide. Cela aurait dû rester un secret entre ma mère et moi. Mais, pour une raison ou pour une autre, mon père l’a su, ou il l’a deviné alors qu’on s’était juré, ma mère et moi, de ne jamais rien révéler de sa « petite folie », comme elle a qualifié sa nuit avec Jacques. En tout cas, moi, je n’ai rien dit à personne. Et pourquoi maman le lui aurait-elle raconté ? De toute façon, ce qui est fait est fait. Autant oublier tout ça. C’était juste un moment d’égarement.
Nous sommes donc dans une littérature (allez) dont la finalité m’échappe totalement. Un sujet en or, un style négligé, une histoire bâclée, une psychologie bazardée. La seule chose qui me rassure – outre l’avertissement d’ouverture précisant qu’il ne s’agit que de pure fiction et que toute ressemblance… – est de me dire que l’auteur a pris plaisir à l’écrire, son bouquin plein de vengeance, son héroïne qui use d’une imagination diabolique (mais qui ne fait pas vraiment peur hein) pour faire payer les uns, souffrir les autres. On n’y croit pas une seconde et demie (et on met encore moins de temps à l’oublier), on a juste le temps d’un regret, celui que le roman n’ait pas été plus travaillé. Parce que, si, si, les mères ne sont pas toutes des saintes.
Je n’en reviens pas. Comment ai-je pu être aussi aveugle, assez stupide pour croire à tout ce fatras ? Et, en plus, conserver cette belle histoire dans un journal fermé à clé. Pour ne pas la perdre j’imagine. Tout ce temps volé !
Malgré toutes ces années, c’est tout juste si je ne me suis pas mise à pleurer. De rage.
Ah ! Ils s’entendaient bien tous les trois. Jacques avait trouvé une famille accueillante qui, contre quelques soirées people lui offrait une fraîche jeune fille éblouie par « l’artiste ».
J’ai toujours été une fille sage qui aimait faire plaisir à ses parents. Grâce à moi, ma mère gagnait en considération auprès de ses amies de la bonne société. Elle pouvait rêver de vivre son jour de gloire lors de mon mariage devant le Tout-Paris et, en attendant, pour me soulager des assauts de l’artiste, elle le mettait dans son lit. Quant à mon cher père, tant que sa femme était occupée ailleurs, il pouvait tranquillement aller « faire la fête » avec ses amis, comme il appelait ça.
Éditions Infolio – ISBN 9782884749763