En voilà un bouquin étonnant, détonnant ne sera pas de trop. Sous ses faux airs cinématographiques, huis-clos où tout se joue sur les dialogues, une femme endosse un rôle qui n’est pas le sien. Ni assistante sociale – elle ne peut rien faire – ni psychologue – écholalie persistante dommageable. Que fait-elle ici, sur cette petite chaise, dans ce petit appartement – glacé, nez plongé dans son petit cahier, poing serré sur son petit stylo ? Et pourquoi y revient-elle, sans cesse, fleurant la misère, flairant le drame, une fois, deux fois, et une fois de trop. Face à elle, à terre, un homme qui lui raconte, sa vie, la vie dont on détourne volontiers les yeux. Si tout commence par un meurtre – le père, violent, alcoolique – le reste sera à l’avenant, la prison, les pseudo centres de pseudo réinsertion, les métiers que l’on prend, que l’on garde une semaine, deux semaines, deux mois, jamais plus, et entre la vie, les bières, qui dégoulinent sur le menton, imbibent la moquette, empestent l’ambiance. La narratrice s’étrangle, mais relance, remet cinq balles dans la machine, on se demande bien ce qu’elle essaye de lui faire cracher au zozio, son chant du cygne, peut-être.
– Mon père, j’ai fini par le tuer, un soir comme les autres où je voulais juste qu’on dîne en paix. Mais ça n’a pas été possible. Mon père a crié. Comme tous les soirs, il a crié. Alors je me suis levé, je l’ai tué et avec mes frères on a roulé son corps dans un tapis. On a poussé le tapis dans un coin de la pièce et on a fini de dîner. Ma mère a débarrassé la table, elle a fermé les volets, éteint les lumières, on est allés se coucher. Le matin, en préparant le petit déjeuner, ma mère, mes frères et moi on faisait gaffe de ne pas buter dans le tapis.
Il tourne la tête vers moi. Assise sur une chaise, mon cahier ouvert sur les genoux, j’écris ce qu’il me dit.
– On est restés deux jours avec lui. Le tapis. Ça vient de loin tout ça, vous comprenez ?
De nouveau, un regard vers moi. Je continue d’écrire. Il soupire, poursuit :
– Mon père avait essayé d’arrêter de boire. Sa vie à essayer. Mais c’était trop tard. Sa vie, il l’a passée dans les bistrots à se battre.
Ma première question, d’une voix enrouée :
– Se battre pour quoi ?
Son premier sourire.
– Pourquoi ? Pour un mauvais regard, une expression qui ne lui plaisait pas, un geste qu’il n’aimait pas, ce genre de choses, vous voyez ? Ou une histoire de femmes.
Il soupire à nouveau puis il hausse les épaules et les baisse, comme s’il avait une raideur dans la nuque.
– Ou alors, c’était à cause du vent ou de la pluie, de ses lunettes cassées, de son manteau déchiré, d’un trou dans la semelle de sa godasse, ce genre de choses, vous voyez ? Vous voyez ?
– Oui…
– Tout ce qui lui venait, quoi. Tout est motif pour se battre, vous ne pensez pas ? Pour lui c’était comme ça. Pourquoi ? Pas besoin de pourquoi. Ou juste la gueule d’un mec parfois. Une gueule qui lui r’venait pas. Il défonçait le mec qu’avait cette gueule-là.
Il y a donc un homme et une femme, qui a priori n’ont rien en commun, et la conversation pourtant, une fois, deux fois, et une fois de trop. À leur côté l’épouse, elle s’en prend parfois dans la gueule, ce n’est pas un secret, elle aurait presque l’habitude, vu son parcours, ce n’est pas une révélation. La folie et la crasse, face à eux l’écoute, fébrile, le poids des mots, le choc des images comme disait l’un, le poing des mots, le doc des images comme dirait l’autre. C’est qu’elle s’y connaît, notre auteure, Véronique Le Goziou, sociologue spécialisée en violence et délinquance, pas un roman qu’elle nous invente, bien une réalité qu’elle nous étale. Mais qu’importe, qu’importe même la fin, on savait que ça tournerait mal, ce qui compte c’est l’ambiance, l’atmosphère, le feeling des mots bout à bout, un peu comme dans nos chansons d’enfance, marabout, bout de ficelle, ça culbute, percute, petit train cahotant. De la verve, de l’esprit, la bonne formule.
Cadre dans un cabinet d’études qui réalise des sondages et des enquêtes sur des faits de société, j’avais été contactée par une association nationale de réinsertion sociale. Spécialisée dans l’hébergement de personnes en grande difficulté, cette association souhaitait mener un travail sur ce qu’étaient devenus ses anciens résidents. Avant d’envoyer de jeunes enquêteurs sur le terrain, j’avais décidé de réaliser moi-même quelques entretiens. Je voulais me faire une idée du public et tester les questions qui devaient ensuite figurer dans un guide remis à l’équipe. Je devais commencer par Paris, aller ensuite en région Centre et finir par le Sud-Est, où je réside. L’un de mes collègues serait chargé du Nord et du Grand Ouest.
La direction de l’association avait prévenu Monsieur Viannet de mon appel après m’avoir fourni une liste de personnes qui avaient été hébergées dans un de ses centres franciliens et acceptaient de me parler de cette période de leur vie.
J’ignore comment il avait été choisi et ce qu’on lui avait dit. Il était le premier sur la liste. Et au téléphone, il n’avait posé aucune question.
Est-ce qu’elle insiste pour savoir, est-ce qu’elle persiste pour faire durer, est-ce qu’elle écoute seulement, notre ni assistante sociale ni psychologue, ou est-ce qu’elle est là pour garder l’œil, ouvert sur sa congénère, ouvert parce qu’écarquillé, à n’en pas en douter l’en faudrait pas beaucoup plus pour qu’elle en tombe, de sa petite chaise. Et toi lecteur, tu seras pareil, tu le commenceras et tu ne le lâcheras pas, l’addiction est quasi immédiate. Y a ce besoin de gratter. Si la quatrième s’étoffe d’une référence à Beckett et d’une autre à Kafka, on réduira un peu la voilure, on en n’est pas là, mais y a un truc, un vrai truc dans ce Monsieur Viannet qui se dépouille au fil des rencontres, se dépare, se dédente, entretient son mystère, comme un dernier bal où il tiendrait par la main la dernière belle (l’est-elle seulement ? Moins que sa femme, assurément). Dernier coup d’éclat pour un voyou qui n’aura rien connu, que les geôles et les rues et son matelas. Une vie qui glisse, comme il dit, rien à quoi se raccrocher. D’un point de vue littéraire – bien la seule chose que nous ayons le droit de juger – avouons que ce court roman mérite sa couverture rouge, et qu’on s’y attarde, vraiment. Promis, vous y reviendrez, une fois, deux fois, …
Il passe ses journées dans cette pièce, assis ou allongé sur ce matelas qui lui sert à la fois de canapé et de lit. Il regarde des jeux à la télévision, des séries et des dessins animés, toujours sur la même chaîne.
Alexandre Viannet :
– En vérité, c’est la télé qui me regarde. Du matin jusqu’au soir. Et même la nuit. La nuit, je la regarde aussi. Ce n’est pas une vie, hein… Hein ? C’est ma vie. La première chose que j’ai faite avant de m’installer chez moi, au retour de là-bas…
– Là-bas ?
Éditions La Table ronde – ISBN 9782710328001