Nirliit – Juliana Léveillé-Trudel

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Il est dit que chaque livre des éditions La Peuplade m’offrira un dépaysement total, dépassant largement ce que mon imagination aurait pu se permettre. Émotion de ces territoires inconnus, ceux du grand Nord canadien, et de la langue, savoureuse, à nulle autre pareille. S’il est bien écrit roman sur la couverture, comment ne pas lire Nirliit comme un documentaire ? La narratrice – Julianna Lévéillé-Trudel (?) – passe plusieurs mois par an tout en haut de la carte, y côtoie une population qui – bien que comme elle canadienne – vit en vase clos, aux frontières des terres sans hommes, en plein centre de ces terres où le soleil devient fou, parfois totalement absent, parfois bien trop présent. Glaces et toundra, alcool et ennui, manque d’argent et frénésie annuelle de dépenses, amours et incapacité à s’aimer, tous les contrastes sont de mises, tous les excès sont permis. Il y a quasiment une impossibilité intellectuelle à s’imaginer que les Inuits vivent actuellement ce qui nous est décrit, tant la misère, la violence, le rejet paraissent immenses et d’un autre temps, d’une autre époque. Que les Blancs se mêlent à eux, car ils arpentent ces territoires reculés pour y travailler, et rien ne se transmet, à part les femmes. Que les Inuits cherchent à rejoindre Montréal, et rien ne les y attend, sauf une cuite sans fin. Ces frontières invisibles qui vont au-delà du barrage de la langue, de la culture, du racisme prégnant, laissent un goût amer tant est dur, rude, le récit que nous livre l’auteure.

Nous vivons dispersés sur cet énorme continent, dans des villes et des villages qui portent de jolis noms à faire rêver les Européens, de jolis noms qu’on s’empresse de traduire parce que nous sommes si fiers de savoir que « Québec » veut dire là où le fleuve se rétréciten algonquin, que « Canada » signifie villageen iroquois ou que « Tadoussac » vient de l’innu et se traduit en français par mamelles. Nous avons de jolis mots dans le dictionnaire comme toboggan,kayaket caribou, il fut une époque où des hommes issus de générations de paysans de père en fils entendaient l’appel de la forêt et couraient y rejoindre les Sauvages, il fut un temps où nous étions intimement liés, mais nous avons la mémoire courte, hélas. Nous ne nous souvenons plus de rien, et dans les villes où le béton cache le ciel, des gens occupés marchent sans se regarder sur les routes qui ont fendu la forêt, et parfois leurs yeux se posent sur eux. Eux, les épaves imbibées d’alcool qui ne sont plus l’ombre des fiers chasseurs qu’ils ont été, eux dont les formidables talents ne trouvent plus leur utilité dans notre assourdissante modernité, eux massacrés jusqu’à la moelle par l’une ou l’autre des merdes qui, paraît-il, viennent inévitablement avec la civilisation. Eux comme une maladie honteuse, comme un malaise énorme au bord du trottoir, comme un enfant-problème qui jette l’opprobre sur ses parents. Ils ont quitté leur réserve ou leur village, ils ont abouti n’importe comment sur le ciment de Montréal, Winnipeg ou Vancouver, ils confortent les occupés dans la vision qu’ils ont d’eux : des ivrognes, des paresseux, des irresponsables.

La première partie – Eva – est un chant de tristesse pour celle qui n’est pas là, cette année, pour l’accueillir, l’occasion de revoir par ses yeux, pour ses beaux yeux perdus, ce qui faisait son monde, ces maisons identiques, surpeuplées, monde où les enfants appartiennent à tous, où les corps des jeunes filles s’achètent ou se volent et se violent, où les glaces avalent sans les rendre les femmes adultères, où l’avenir ne rime avec rien d’autre qu’un lent craquement qui annoncent le dégel, où les jours s’entêtent à raccourcir ou à s’allonger sans fin. En de courts paragraphes, Juliana Léveillé-Trudel fait un état des lieux. Elle qui est habituée à naviguer entre deux mondes ne juge pas, seule une grande tristesse émerge de ses mots, parfois une colère quand elle pense à l’avant, à ce qui a conduit la situation à se détériorer autant. Rien n’est caché à nos yeux qui s’écarquillent, ni les violences faites aux femmes, ni les mauvais penchants, ni même la rancœur ou la mauvaise foi. Le tout teinté pourtant d’une admiration et d’une bienveillance sans borne. Dans une seconde partie – Elijah – l’auteure tisse au plus près, brode une histoire d’amour multiple, explique – toujours avec la même compassion et la même douceur – les rêves fous des unes, les autres qui ne viennent que pour quelques mois et se servent, les sentiments et la tendresse pourtant réels, de temps en temps, qui n’arrivent pas à entraver les frontières, et l’attente, l’attente interminable de celui qui ne sait pas s’exprimer, qui ne veut pas supplier et qui se risque à se dire que oui, cet enfant, est de lui. Qu’importe. Le mur invisible se laisse toucher du doigt, bien que l’on n’arrive pas à comprendre pourquoi il ne s’évanouit pas.

Grimpés sur les toits à refaire ils me voient passer, flanquée de ma trâlée d’enfants, comme toujours, en route pour le kayak, la pêche ou la cueillette des bleuets, et ils trahissent leur envie folle de nous rejoindre en m’envoyant des commentaires moqueurs sur ma prétendue oisiveté. Et pourtant je travaille, complètement et fidèlement dévouée à mes oursons polaires, tous les jours je leur concocte mille et une activités pour occuper leurs longues journées d’été, parce que même ceux qui prétendent détester l’école s’ennuient lorsqu’elle finit et qu’ils n’ont nulle part où aller, entre la maison surpeuplée où ils devront se battre pour une manette de jeu vidéo et les routes poussiéreuses dont ils ont fait le tour cent fois. Je travaille aussi fort que les hommes des chantiers, mais pour eux je suis en vacances, je suis une paresseuse parce que je suis en congé le samedi et le dimanche. Ils voudraient que je les vénère parce qu’ils travaillent sept jours sur sept, parce qu’ils sont là pour regarnir leurs comptes de banque et parce qu’ils ne sauraient que faire d’une journée de congé parce que bien sûr, ici, il n’y a rien à faire. Ils viennent un mois, deux mois, trois, quatre ou cinq, et ils repartiront sans avoir appris un mot d’inuttitut, sans être allés à la pêche, sans avoir goûté au caribou, sans savoir que si tu veux attirer le beau temps, tu dois grimper sur la montagne et montrer tes fesses, la version inuite du chapelet sur la corde à linge. Mais je ne peux pas comprendre, moi je viens juste l’été, je me tape le soleil de minuit et la douceur des après-midis de juillet, moi je ne sais rien du froid assassin et des mois sans lumière qui tuent autant que le blizzard, moi je suis ben.

Il est bien sûr impossible de lire Nirliit – et a priori aucun livre de La Peuplade – sans s’enthousiasmer pour cette langue novatrice, non seulement dans son vocabulaire québécois (gentiment traduit parfois par les éditeurs), mais par les libertés qu’elle s’accorde, avec un joli brio. Tout comme lire ces descriptions de fjords offre une goulée d’air frais, bien que la gorge se serre, découvrir un français mâtiné de tournures inédites – et parfois d’anglais (non gentiment traduit par les éditeurs) – revigore au possible. Une lecture du cœur qui ouvre les yeux plus grand.

Éditions La Peuplade – ISBN 9782924519073