Nuit américaine – Pierre Lepori

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Nuit américaine, une bulle au cœur de la nuit, une bulle aussi ronde que semble l’être Alexandre, tout en rondeurs, sans aspérités apparentes, mais vide en creux et sensible à la moindre tête d’épingle. Nuit américaine est donc le récit d’un éclatement, d’un homme qui a tout connu, tout eu, tout perdu, animateur radio relégué dans un créneau impossible, comme d’autres le sont au placard, perdant sa voix pour devenir oreille, à peine compatissante, de tous les insomniaques qui appellent pour diffuser sur les ondes leurs petits riens, leurs petites vies, car de ces solitudes, finalement, qu’en dire ? Voix étouffées, nocturnes, qu’Alexandre absorbe, absorbe, se gavant pour résister aux chocs, lui qui n’est plus qu’un transit, un corps mou qui à grand peine s’est relevé, qui a continué de se lever, après le scandale, mais pour qui, mais pour quoi, recréer ce semblant d’équilibre. Il suffira d’un rien pour que tout s’effondre à nouveau et qu’Alexandre prenne la seule décision qui s’impose (qu’on lui impose) : partir, visiter sa propre Nuit américaine, à rebours des heures qui s’enchainent, vers un vide un peu trop grand, un impossible réseau souterrain qu’il parcourt dans tous les sens, agité et rongé de l’intérieur. La suite n’importe pas vraiment, il y aura une rencontre et des souffles nouveaux, des souvenirs. Le présent émerge, le passé revit, le futur attendra.

Alex se sentait coupable. Un malaise ? Il savait bien qu’il avait simulé. Il n’y avait pas d’autre issue, quand le silence était devenu insupportable. Pourtant, en homme de radio accompli, il savait s’en servir, du silence ; sept ans de nuits au micro lui avaient appris qu’il fallait laisser des temps, chargés de mystère ou d’émotion, lorsqu’on répond à l’appel d’un auditeur ; qu’il fallait parfois toussoter ou relancer par un mot adéquat. À l’autre bout du fil, il y avait toute la solitude du monde, la peur de ne pas arriver à la dire : c’était son job d’accoucher ces aveux.

Mais l’auditeur d’hier soir ne le lâchait pas, il revenait toujours aux mêmes questions, tel un papillon de nuit qui vole trop près d’un fanal pour se brûler les ailes dans un dernier instant de bonheur, dans la quête indolente d’une secousse fatale. Il s’étonnait de la maladresse de Lucas, qui savait si bien filtrer les appels inopportuns. Cet homme avait appelé chaque soir, il avait une dose en plus de conviction, chaque fois son collègue l’avait laissé passer à l’antenne. Il avait un désespoir persévérant, à bas bruit comme celui qui bourdonne dans nos têtes à tous. Sûr d’avoir le droit d’appeler à répétition son émission. Il devait parler. Cette voix si reconnaissable.

S’il est question d’un homme qui a connu une déchéance puis une période de dépression avant de subir un électrochoc (peut-être) salutaire, Nuit américaine est – au-delà du portrait, au-delà de l’histoire – une atmosphère, construite autour de ces chapitres qui s’entrelacent, vie d’Alexandre et récits des auditeurs qui l’appellent durant son émission. Il est bien entendu question de solitude – nous sommes au cœur de la nuit – des échecs et des petits souvenirs de chacun, des préoccupations insignifiantes qui décuplent quand le soleil a franchi l’horizon, du sentiment d’impuissance et de l’angoisse, la pure angoisse qui ne se dissout que dans le contact, même anodin, avec un autre, une autre, quitte à raconter n’importe quoi, quitte à s’excuser et s’excuser sans cesse. Et bien que personne ne pénètre jamais personne, que personne ne porte jamais la peine de personne, appartenir à une humanité reste un besoin, une envie. Pierre Lepori est un auteur qui – consciemment ou inconsciemment – use de symboles qu’il est agréable de débusquer au coin des pages. Une quête importante qui donne du sens à cette lecture qui, prise trop au premier degré, risquerait de rendre perplexe. Les faits sont futiles, les dramatiques ne sont que suggérés alors que l’on pourrait se dire que le sel était là, avant, qu’un bon gros scandale aurait été un parfait prétexte pour écrire un roman captivant, frappant fort. Frapper fort n’est visiblement pas le but. Tapoter pour vérifier qu’il reste encore quelque chose à dire et à faire, après les drames, par contre… Ce n’est plus la chute qui importe, mais l’après atterrissage. À vrai dire, voilà une lecture assez subtile, assez rapide aussi, un peu dénuée de sentiments mais non d’intelligence quand on se plait à se dire que ce livre est un miroir de son protagoniste, qui a coupé ses liens affectifs pour survivre et qui toujours s’excuse de prendre trop de place. Si les témoignages des auditeurs m’ont semblé plus bricolés, un peu artificiels, plus anecdotiques, il est possible qu’Alexandre, finalement, laisse une trace dans mon inconscient de lectrice, solitaire, un dimanche d’octobre.

Oui, d’accord, je devrais arrêter d’appeler, je n’ai même pas grand-chose à raconter. Mais j’ai un souvenir assez sympa ce soir, je n’ai pas résisté, il m’est revenu pendant que je rangeais mon bol lavé dans le placard ; le soir, vous savez, je ne mange rien d’autre, un bol de céréales et une banane, il paraît que ça fait maigrir. Bref, là je me suis souvenu de ma femme, avec Marinella on allait souvent au cinéma… c’était un peu notre folie, nous voyions deux, trois films à la suite, la jeunesse, quoi… nous entrions dans la salle – ou au ciné-club – à onze heures du matin et on ressortait à quatre heures, avec cinq vies de plus, comme les chats. Pourquoi je vous raconte ça, Alexandre ? Attendez, attendez, je vais vous dire. Alors : un jour, nous avons vu La Nuit américaine de Truffaut, dingue non ? Le nom de votre émission ! Et on s’était disputé sur le film, oui, je me souviens très bien. Il y a une réplique très connue, je suis sûr que vous vous en souvenez. Enfin… pour ceux qui ne connaissent pas, l’histoire c’est qu’ils sont en train de tourner un film. Un film dans le film, quoi… le réalisateur – joué par Truffaut lui-même je crois – se dispute avec un acteur. Pour un truc de cul, et il veut quitter le tournage. Alors Truffaut lui dit : « Les films sont mieux que la vie – je cite par cœur, à peu près – ; nos vies sont compliquées, et cœtera mais les films, eux, filent tout droit, comme des trains dans la nuit. » C’est une très belle idée, non ? Enfin ma femme était totalement remontée contre cette phrase. Elle disait que la vie est plus belle que n’importe quel film. Mais moi je trouvais cool, les trains qui traversent la nuit, tout doucement… Au fond, je me dis, votre émission c’est ça ! Des vies qui passent dans la nuit, des films, des histoires. Peut-être que tout est inventé, nous n’avons jamais existé… et même : on s’en fout si c’est vrai ou si tout le monde raconte des bobards, parce que la réalité est plate et morne. Il faut juste raconter, ne jamais s’arrêter de parler.

Éditions d’en bas – ISBN 9782829005817 – Traduction (italien) de Pierre Lepori