Pour parler de 33 tours, on se dit que l’histoire ne suffira pas, qu’elle est connue la banlieue sans espoirs, que même si elle borde Toronto, et non New-York, et non Paris, elle est soumise aux mêmes, les influences, le racisme latent, la rivière d’un côté, l’autoroute de l’autre, le chômage et la galère, la jeunesse, sans attentes, sauf celle d’un mauvais coup, ou d’un petit joint, ou d’une bonne bière, faut bien s’occuper, faut bien se l’inventer son rêve. Alors il y a le père absent, et la mère qui trime, les deux gamins laissés trop seuls – pas le choix – l’un qui s’affirme mais choisit le mauvais chemin, l’autre qui surveille son ainé du coin de l’œil, la tête baissée, posant ses pieds doucement, si doucement qu’il n’est pas l’acteur, mais l’observateur, puis le narrateur, d’un drame dont on se doute dès la première page, parce qu’il y a une logique dans tout ça, une logique dont on n’a jamais réussi à sortir, ni à Toronto, ni à Paris, ni à New-York. Une logique de violence qui entraine la violence, le goût du dépit et de la frustration qui entraine celui du sang, les parpaings partout qui bordent de noir, et qui brisent les espoirs, et qui enterrent l’intelligence, et qui recouvrent le corps des jeunes garçons, morts. Dans la banlieue grisâtre, il y a un soleil, Francis, le grand, l’ainé, celui qui voit et qui dit, celui qui n’a pas peur d’utiliser sa langue, de la cracher sa déception, celui qui n’a pas peur d’aimer, un garçon et pas une fille, celui qui ne craint ni de se battre, ni de se blesser, celui qui aurait pu mais qui ne fera pas, qui a été et qui ne sera plus, parce que sa sensibilité, parce que l’injustice, parce qu’il n’y a jamais de bonnes raisons de mourir à 20 ans, et que pourtant la banlieue parfois elle donne ça, des soleils qui s’éteignent, des soleils crachés, mouchés. Mais ça c’est l’histoire, et l’histoire on s’en fout, parce qu’elle est peut-être réécrite, parce que personne ne l’écoutera, parce qu’elle a été mille fois lue – en vrai – le jeune Noir tué par un flic blanc – parce qu’elle n’aura pas d’impact, il n’y a jamais d’impact, et c’est pourquoi rien ne change, et rien ne changera.
Une fois, il me montra son coin à lui dans le ciel. Un poteau électrique, dans un parking à l’abandon, tout rongé par les mauvaises herbes. En levant les yeux, on voyait qu’y monter présentait des dangers. Les câbles d’alimentation sur des isolateurs, le baquet d’où sortent les fils, qu’on appelle un transfo, les prises pour les pieds, salement rouillées, qui s’élèvent vers un ciel méchamment découpé par des câbles sous tension. « À mesure qu’on monte, on entend l’électricité, m’avait-il prévenu. On la sent te faire grincer les dents et alimenter une cité de la peur à l’intérieur de ton crâne. Mais si tu arrives tout en haut, disait-il, c’est que tu es bon. Tout cet air et cette vue qui s’offrent librement à toi. En bas, les rues deviennent soudain des réseaux que tu peux déchiffrer. »
« Un super poste d’observation, avait ajouté mon frère. Un des meilleurs de tout le quartier, mais si tu poses par inadvertance le pied sur une ligne, si tu touches de la main le mauvais morceau de métal pendant que tu en frôles un autre, tu es grillé. Suspendu raide comme un épouvantail, tout fumant dans l’air, d’un noir absolu exposé à la vue de tous. » « Tu veux te lancer comme ça ? » m’avait-il demandé. « Alors, quand tu grimpes, avait-il dit, il faut que tu fasses attention. Il faut que tu observes ton grand frère et que tu suives pile tous ses mouvements. Il faut que tu visualises chaque déplacement avant de le faire. Te souvenir absolument de chaque détail de la montée. »
Non, ce qui compte – le titre français est un indice – c’est la petite musique, la petite musique obsédante de David Chariandry qui nous chantonne son pays, avec des notes en couleurs et d’autres qui tombent grave, qui nous raconte une enfance, celle du cadet – à peine un an de différence, un monde – qui nous murmure les vies en suspend de ceux qui restent et creusent et creusent, et leur tombe et leur passé, recroquevillés en eux-mêmes, comme la mère sur son canapé, incapables de recevoir chez eux autre chose que des fantômes. Car il reviendra ce passé, sous les traits d’une jeune femme qui elle aussi vient enterrer quelqu’un, son père, et sa vie d’avant, puis dans les gestes tendres d’un amoureux devenu orphelin, toujours triste, toujours en deuil. Mais sortir de l’ornière dans laquelle il s’est plongé, notre Michael a bien du mal, il est de la Lune, lui, discret en tout, victime de la vie, victime de sa cité, victime de la mort de son frère, de l’absence de son père, de la folie de sa mère. Et en sortir, de ce carcan, il ne saura pas, ne voudra pas, il sera notre mélodie, il nous chantera le chant triste de ceux qui sont partis, ont été fantasmés, ne sont arrivés nulle part, n’ont plus envie d’aller bien loin, toujours l’œil sur la montre, de peur d’arriver en retard, de perdre un sale boulot, toujours l’œil dans le frigo, toujours l’œil qui se défile, malgré les années qui filent. Au cœur de cette banale, triste, histoire, c’est bien celui qui parle des autres qu’on a envie de voir, qu’il nous dise ce qu’il en pensait, lui, de son frère disparu, qu’il nous mette en mots les non-dits, l’amour fraternel, et l’amour faussement clandestin auquel il se refuse encore à donner un nom.
Le Park, c’est tout ce qui nous entoure. Cette concentration d’immeubles collectifs en bande, de maisons en enfilade et de tours en béton collées les unes aux autres, se détachant ce soir sur un ciel d’un violet terne à cause de l’éclairage blafard de la ville. Nous approchons de l’extrémité occidentale du pont de Lawrence Avenue, un monstre de béton armé, de plus de deux cents mètres de long. Des centaines de pieds plus bas se trouve la vallée de la rivière Rouge qui traverse les banlieues en suivant son propre cours, faisant peu cas des réseaux établis par l’homme. Mais nous ne voyons pas la Rouge ce soir et nous venons d’arriver au Waldorf, un lotissement de maisons en enfilade à proximité du pont, faites de briques effritées couleur saumon, dont l’angle nord-est est immuablement recouvert de bâches bleues claquant au vent. L’appartement où habitait Aisha avec son père il y a dix ans se situe au sud du bâtiment, la portion recherchée, loin du trafic. Mais le côté où j’ai passé toute ma vie donne sur le dense va-et-vient de l’avenue, exposé aux constants crissements de pneus sur l’asphalte. Je mets Aisha en garde contre les plaques de béton descellées sur les seuils et je me sens soudain gauche en glissant la clef en laiton dans la serrure. J’ouvre la porte sur un séjour qu’éclairent de bleu, par intermittence, les lumières d’une télévision dont le son est coupé. Il y a un canapé, dossier face à nous, et dessus, une femme aux cheveux grisonnants, qui ne se retourne pas.
C’est un court roman, 33 tours, 175 pages, et regardez tout ce qu’il contient, un pays, des amours, des hommes, une mort, des souvenirs, des départs, des retours. Le style ne s’alambique pas, ne se met pas en quatre mais il est souffle et atmosphère. Pas de l’indispensable mais un joli brin de voix, à se passer une fois, pour se laisser toucher, emporter.
Éditions Zoé – Traduction (anglais) de Christine Raguet – ISBN 9782889275908