C’est un texte court, une vie – c’est un style sans style, la vie. Carole Fives écrit un roman qui pourrait passer pour un manifeste, tout au moins pour une alerte. Il y a bien sûr un sens politique, une dénonciation, une demande de remise en question du statut de la femme, du statut de la mère, des droits et devoirs des pères, dans cette fiction si banale, dans notre réalité si banale. Mère seule, gamin de deux ans, père parti, aux abonnés absents. Ville étrangère, menaçante, pas la sienne, pas chez elle. Pas de relations, des portes qui se ferment, pas un regard, des excuses fallacieuses pour lui refuser un service, pas une oreille. Travail précaire – travail au contrat, freelance, tu parles d’une liberté. Pas d’aides, plus de fric, rien à manger, loyers impayés. La famille, ça va très vite, la culpabilité, les sermons, l’autorité. Services sociaux exaspérés, tant de cas identiques, plus de rab, plus d’écoute, trop d’attentes. Huissier, les yeux qui passent au travers, ne voit rien, n’entend rien, fait son boulot, son boulot, rien que son boulot. La réalité est insoutenable, sans issue, sans perspective.
Elle réunit les briques colorées, les dépose dans un coffre en tissu. Trie ce qu’il reste sur le tapis, d’un côté les animaux de la ferme, de l’autre les petites voitures, les cartes du Memory éparpillées, les accessoires de la mallette du docteur mélangés avec les outils du parfait bricoleur, tournevis et marteaux minuscules, les ustensiles de cuisine, couverts, assiettes dépareillées, une tomate en plastique rejoint les autres légumes dans un petit panier… elle y fourre aussi quelques fruits, ananas, poire, un œuf blafard, on n’est pas à ça près.
Elle remet le plaid sur le canapé, les coussins sur le plaid, redresse la lampe du salon dont l’abat-jour a pris un mauvais coup, sans doute un ballon, tiens, les ballons, elle les ramasse et les cache en haut de l’armoire d’entrée, histoire que l’enfant n’y pense pas dès le réveil, qu’il évite de dribbler à cinq heures du matin sur la tête des voisins. Elle replace amoureusement les jouets, met tout en ordre pour que le lendemain le salon soit accueillant, la petite table bien propre, que l’enfant ait envie d’y poser une feuille et de dessiner, ou de retrouver sa dînette en place, les couteaux avec les couteaux, les casseroles avec les poêles. À l’aube, il se ruera sur ses jouets, et une nouvelle journée commencera. Elle croit l’avoir entendu gémir dans la chambre, elle s’immobilise sur le tapis d’éveil. Ne te réveille pas. Pas déjà.
Dans la réalité, le verdict est sans appel : chacun ses problèmes, compte pas sur moi. Ouvrir une fenêtre sur le virtuel, tenter le réconfort, les forums, la solidarité annoncée. Ça semble simple comme une question posée dans la petite barre. La réponse ? Rapide. Résultats aberrants, violents. Chaque pseudo cache un juge en puissance, bien planqué derrière son écran, fenêtre ouverte sur les rancœurs quotidiennes transformées en vindicte populaire par la grâce de la fameuse liberté d’expression. L’humanité semble avoir déserté ce territoire déshumanisé. Pas une once de compréhension, pas l’ombre d’une solution. Il ne faut pas montrer la moindre faiblesse, ne pas sortir du rang, du fantasme de la mère idéale ou une meute de louves te saute sur le poil. Tu ne supportes plus ton môme, mère indigne, fallait te faire avorter. Lapidaire. Carole Fives étoffe son récit d’extraits de conversations numériques, nul doute qu’elle n’a pas eu besoin de faire appel à son imagination pour re/transcrire ces passages. Si le réel est sans appel, si le virtuel est si cruel, une seule voie, la troisième : la fuite. Sortir la nuit, laisser l’enfant. Bulles d’air pour celle qui étouffe. Toujours plus loin, toujours plus longtemps. Jusqu’à la fuite de trop.
Sur les forums, les femmes rivalisent d’ingéniosité, échangent conseils et bons plans, il faut montrer qu’on peut être une femme active et une mère seule. Que malgré les difficultés, malgré les galères, on s’en sort. On tient le coup. « C’est sûr que c’est dur mais quand je les vois sourire, j’oublie tout ! », écrit Babette51. « Il y a des moments vraiment pas faciles mais qu’est-ce qu’on deviendrait sans eux ? » renchérit Magic_mum.
Sur internet, la grande chaîne de solidarité féminine s’organise et les Mères courage se déchaînent. On les a voulus les loulous, on les a désirés, et eux, ils n’ont rien demandé. Il faut relever la tête, assumer et assurer.
Elle répond à Magic_mum : « Qu’est-ce qu’on ferait sans eux ? Tout ce qu’on faisait avant, voyons ! Travailler, se préparer une retraite à peu près digne, dormir sept heures d’affilée, retrouver une vie sociale, faire du sport, aller au cinéma, lire et bien sûr, rêver… rêver n’est-elle pas la chose la plus agréable du monde ? »
La sanction est immédiate. Magic_mum est furieuse. Manifestement on a affaire à un troll, une personne qui se laisse aller, qui s’écoute et, surtout, une maman d’un égoïsme incroyable, car comment peut-on préférer rêver plutôt que se dévouer à la chair de sa chair ? A-t-on perdu le sens des réalités ? Et pense-t-on seulement à la chance qu’on a d’avoir un enfant en bonne santé ? Alors que tant de femmes n’arrivent pas à féconder, ni même à adopter ?
L’histoire, vous l’imaginez. L’intérêt : découvrir l’impact qu’elle aura sur vous. Carole Fives a fait un choix d’écriture qui n’est absolument pas dans le pathos. Des faits. Ambiance étouffante. Se dessine la question de savoir dans quelle mesure vos propres valeurs, vos propres croyances vont impacter sur l’image, la perception que vous allez vous faire de cette héroïne. Cette écriture sans fioriture vous laissera-t-elle la possibilité de ressentir une empathie ? Cette écriture sans excès vous octroiera-t-elle l’espace nécessaire pour oser condamner les actes de la protagoniste ? L’angle choisi, presque documentaire, tient les sentiments éloignés. Dénué du moindre impact affectif, le lecteur théorise et se confronte à la réalité, par le biais d’une fiction. Quel est le rôle d’une mère ? Est-il injuste que seules les femmes soient soumises à cette obligation d’assurer sur tous les plans ? Peut-on entendre qu’une mère ne supporte plus la charge de son enfant ? Peut-on lui apporter des réponses concrètes et adaptées ? Quelle importance a le père pour un enfant ? Comment vit-il son absence ? La fusion avec la mère est-elle néfaste, évitable, conciliable avec une autorité ? Quelle est la responsabilité des femmes dans la situation de leurs congénères ? Peut-on s’exprimer dans notre monde sans subir une moralisation bien-pensante ? Tenir jusqu’à l’aube ne donne pas de réponses mais pose des questions. Une lecture comme une mise à plat, intéressante parce que constructive.
Éditions Gallimard Collection l’arbalète – ISBN 9782072797392