Christine Angot, l’auteure – ou la femme – que l’on adore détester. Celle qui a toujours joué de sa vie pour en faire des bouquins, un peu racoleurs certes, celle qui d’une raison honorable de cracher sa détestable enfance a fini par sombrer dans une autofiction provoquée, surjouée, bien moins compréhensible, celle qui agace autant qu’elle peut fasciner, celle souvent excessive qui ressemble tant à ses héroïnes, ou l’inverse, de fait. Voilà qui est dit, nul besoin de vous présenter le personnage Angot que vous connaissez autant que moi et dont vous avez une opinion qui ne regarde que vous. Place au livre. Un tournant de la vie semble (peut-être) marquer deux tournants dans la carrière de l’auteure puisqu’il apparaît moins inspiré de sa vie (on le souhaite tout au moins en lisant la fin) (se méfier du double effet Kiss Cool de la promo qui utilisera, qui sait, une ou deux révélations croustillantes (au moins l’identité réelle du Vincent – on y vient)), et se révèle plutôt décevant d’un point de vue littéraire. Ainsi – pour autant que l’on puisse se dire que Christine Angot avait un style auparavant – ce qui est mon cas en ayant lu certains de ses titres avec un réel plaisir – celui-ci est des plus plats, les phrases réduites au minimum, aucune tournure, aucun effet (aucun effort ?), aucune séduction, des mots, des mots et encore des mots (et beaucoup, beaucoup, beaucoup de dialogues), balancés à la façon mitraillette, sujet, verbe, complément, minimum syndical de l’écriture automatique. L’idée étant – éventuellement – de privilégier le fond plutôt que la forme, de laisser les personnages prendre corps par leurs paroles – pour parler, ils parlent – plutôt que de soigner les entournures. OK.
Quand ils se sont rencontrés, Alex avait vingt-trois ans. Vincent en avait dix-huit. Alex était jeune ingénieur du son, il venait d’arriver en France. Vincent écrivait des chansons qu’il composait au piano. La première fois qu’il les a chantées devant un micro, Alex était derrière la console. C’était la première fois qu’on enregistrait sa voix. Ils ont continué à travailler. Puis Alex est parti à New York sonoriser des concerts à Carnegie Hall. Il est revenu. Vincent était célèbre. Ils se sont retrouvés. Ils sont devenus l’un pour l’autre le seul ami avec qui ils pouvaient vraiment parler. Ils envisageaient la musique de la même façon. Alex accompagnait Vincent dans tous ses rendez-vous. Dans sa loge, avant l’entrée en scène, il était le seul admis. Ils ont été père de famille à peu près en même temps. Grâce à ses premiers succès, Vincent a acheté un appartement dans le Marais. Le prix qu’il l’a payé était si bas que la valeur du mètre carré n’a cessé de grimper. Au plus fort de l’augmentation il observait la courbe de l’immobilier les yeux écarquillés. Comme s’il avait ramassé par terre un billet de loterie et touché le gros lot. Alex a créé son propre studio. L’activité a bien démarré. Il a été cambriolé, il a tout perdu. Il s’est inscrit dans des boîtes d’intérim, il faisait des installations sonores payées douze euros de l’heure. Il continuait d’accompagner Vincent dans ses concerts, à Paris et en tournée. Après les spectacles, souvent, Vincent sortait de la chambre d’hôtel où il venait de coucher avec une fille, et lui proposait de prendre la suite. Alex a toujours refusé.
L’histoire, donc. Anna vit avec Alex depuis neuf ans. Anna a quitté Vincent pour Alex. Ils s’aimaient pourtant, à leur manière – inconciliable avec une vie de couple – passionnelle, destructrice, salie par les mensonges de Vincent et le manque de confiance d’Anna. Alors qu’Alex, lui, il est cool, gentil, attentionné, franc, attentif, en bref : amoureux. Dernier détail important : Alex et Vincent étaient amis et travaillaient ensemble. Le bonheur des uns ne faisant pas le roman des autres, l’élément déclencheur d’Un tournant de la vie survient très rapidement (mais 9 ans après donc) avec le retour fracassant de Vincent, qui propose à Alex de retravailler avec lui, qui fait les yeux doux à Anna, bref qui fout son bronx en simple claquement de doigts. Et Anna, chair tendre, cœur faible, craque, se (re)met martel en tête que le seul qu’elle aime est bien celui qui n’est plus dans son lit depuis neuf ans, et que celui qui est dans son lit depuis neuf ans est franchement pénible avec sa jalousie intempestive (parce que oui, étrangement, Alex ne va pas bien vivre tout ça, bien qu’il reste et l’amoureux d’Anna, et l’ami de Vincent) (sa jalousie, mais son manque de fric chronique aussi, quel agacement). Une version assez intéressante du classique trio amoureux, admettons.
On a couru sous la pluie jusqu’à l’entrée du théâtre. Alex nous a fait passer les contrôles de sécurité. J’ai pensé : « Chaque pas me rapproche de Vincent. » Et : « Pourvu qu’Alex ne m’embrasse pas devant lui. » On a suivi des couloirs. On était dans un hall qui donnait sur les loges. Plusieurs personnes parlaient entre elles un verre à la main. Celle de Vincent était fermée. Alex a ouvert, en gardant la main sur la poignée et en collant son dos à la porte pour nous laisser passer. J’ai aperçu la silhouette de Vincent de profil. Une femme brune derrière lui sur un divan bleu. J’ai pensé : « Ça doit être sa compagne. » Il ne me voyait pas. Je suis entrée en me disant : « Je suis une amie qui vient le saluer après le spectacle. Le reste n’existe plus. » Neuf ans avaient passé. Mais il a eu dans notre échange de regards la même chose que si on avait remonté le matin même, main dans la main, la rue que j’habitais à l’époque où on était encore ensemble.
Le souci étant que – si l’on abandonne l’envie de savoir si Christine Angot lave une nouvelle fois son linge sale en public – accroche qui peut être suffisante – elle l’est pour moi, honnissez-moi – donc si on s’enlève cette petite perversité de l’esprit – on y arrive très bien – et que l’on lit ce roman avec toute la fraîcheur que l’on accorderait à un premier roman… disons que l’on se montre d’un coup bien moins charitable que curieux. Nos trois protagonistes ne sont que rouages dans une mécanique que l’on discerne de loin, et dont on voit de loin venir sinon la fin, du moins le renversement de situation. Nos trois protagonistes ne sont que caricatures, chacun doit tenir son rôle (vrai ou faux gentil, tout ça crève un peu les yeux), si faible subtilité il y a, elle est uniquement dans cette amitié (trouble) qui se maintient quoi qu’il advienne entre Vincent et Alex. Nos trois protagonistes sont… épuisants. Ça jacte, ça jacte, ça jacte (et ça fait l’amour de temps en temps). Et ça hurle, et se contorsionne sur le sol, et demande 10 fois par page à l’autre s’il l’aime (enfin, aux autres), et se répète en boucle « oui, mais… » ou « mais alors si… » et crie à en réveiller les voisins et à en endormir le lecteur (coup de pompe à la page 123, vous me direz pour vous). Un tel cirque qui semble presque fatiguer l’auteure elle-même qui nous boucle tout ça avec une pirouette finale impromptue (mais tombant à pic) (mais qui gâche, alors qu’on aurait pu limite y croire, l’âme humaine étant assez extraordinaire pour s’inventer des drames), sans réelle imagination (et bien loin du sujet de départ), soit parce qu’elle était bien embêtée pour finir (la fin logique n’aurait pas été très flatteuse pour l’écrivain/héroïne, là elle se rachète une auréole – d’occasion), soit parce qu’elle voulait provoquer un étonnement chez le lecteur qui croyait avoir tout compris (un grain de sable dans le mécanisme aurait pu être sympathique, c’est plutôt un bon gros savon bien gras, tant pis) ou – tout simplement – parce qu’elle s’est auto-épuisée avec tout ce verbiage pseudo amoureux tragico-pathétique qui n’a qu’un seul vrai risque (multiple) : vous dégoûter de l’amour, vous dégoûter des rapports/êtres humains et vous dégoûter définitivement des romans de Christine Angot.
J’ai branché le téléphone au pied de mon lit. J’ai à peine dormi. J’ai entendu Alex rentrer. Il s’est couché dans sa pièce pour ne pas me réveiller. Vincent ne s’est pas manifesté. Le matin, en me levant, j’ai noté dans un petit carnet noir qui se trouvait sur ma commode :
« Voilà c’est reparti. L’amour…
le cœur qui bat,
… la nuit sans fermer l’œil,
le téléphone au pied de mon lit…
l’impression de vivre,
le sexe qui mouille…
la peur. »
Éditions Flammarion – ISBN 9782081444218
À paraître le 29 août