Dans L’Avancée de la nuit, Jakuta Alikavazovic fait état d’une mère ne s’adressant pas à sa fille, mais s’adressant à l’idée qu’elle se fait de sa fille. Entre les lignes, une des clefs de ce roman – qui pourrait en décourager plus d’un, ce qui se comprend – dans lequel l’auteure ne semble pas nous raconter ses personnages, mais bien l’idée qu’elle se fait de ses personnages, des personnages comme concepts. En quelques mots, pour préciser, Jakuta Alikavazovic théorise Paul et Amélia, ceux-ci ne sont pas vivants, ne sont pas de papier, ils sont construction intellectuelle. Pure construction intellectuelle. Même s’ils évoluent dans un univers qui s’étoffe, agissent, connaissent des péripéties, des sentiments. Ce qui importe n’est pas ce qu’ils font, mais bien ce qu’ils sont. Et ils sont pensées, complexes souvent, parfois contradictoires ou péremptoires, ils sont dialogues, recherches, difficultés de communication. Difficulté d’être au monde, notre monde, car ils n’y participent pas, ne seraient même pas plausibles dans notre réalité. Là n’est absolument pas l’enjeu. À cette particularité s’en ajoute une seconde : un style volontairement déroutant. Dense, encore une fois intellectualisé. Jakuta Alikavazovic n’a donc pas fait dans la facilité, encore moins dans la séduction. Au lecteur de se plier à ses règles, au lecteur surtout de trouver son intérêt dans cette histoire d’amour et de filiation, en forme d’écho, où la folie obsessionnelle s’immisce de génération en génération. Et si cette originalité ne laisse pas indifférent, il est même difficile de la cataloguer. Génie ou prétention, passionnant ou imbuvable, littérature ou… restons poli ? À vous d’en juger.
Elle s’était enfoncée dans la folie, pensait Paul, elle qui avait été à vingt ans une splendeur, à l’esprit vif, à l’imagination ardente, le genre qui allongée dans l’herbe paraissait le prolongement de l’herbe, et plus encore : son expression, sa tendresse – qui, allongée dans l’herbe, paraissait l’intelligence de l’herbe, son génie. La dernière fois qu’il l’avait vue, il avait été choqué de la trouver négligée, et pire que négligée, inattentive, et pire qu’inattentive, éteinte. Elle se sentait observée. Elle l’avait fait venir chez elle et lui avait demandé de descendre avec elle dans la cour pour qu’il lui confirme, lui en qui elle avait toute confiance, que d’en bas on ne la voyait pas, à son bureau. Il avait mal compris. Il avait préféré mal comprendre, avait été tenté de prendre les choses à la légère, à la plaisanterie. Par tact, ou lâcheté. Ou par un tact qui était aussi une lâcheté. Tu devrais t’y mettre, en ce cas, ce serait plus facile, alors je pourrais te dire si on t’y voit. Ou pas. Elle l’avait contemplé d’un regard qui n’était pas aveugle, pas à proprement parler, mais qui ne le voyait pas. Qui voyait d’autres choses que lui. Qui regardait le creux de son cou, comme si c’était dans ce vide qu’il résidait. ET il s’était senti migrer, son esprit ou sa personnalité ou son âme ; il s’était senti se déporter, tenter de se déporter, vers cet endroit où il n’était pas, ne pouvait pas être, mais où était le regard d’Amélia Dehr. Voilà le genre de pouvoir qu’elle avait encore sur lui. Elle lui avait saisie la main et, en précipitation, avant que son amour-propre, qui était, pensait-il, tout ce qui lui restait de celle qu’elle avait été, et aimé être – avant que son amour-propre ne l’oblige à ravaler ses mots, elle avait lâché : Non, je voudrais que tu me dises si j’y suis en ce moment, il faut que tu me le dises, Paul, je t’en prie.
Elle était de ces gens qui détruisent tout et appellent ça de l’art.
Alternant les froncements de sourcils, d’intérêt ou d’agacement, j’ai religieusement (sacerdoce ?) terminé cette Avancée de la nuit, avouant avoir tout de même évolué plus facilement dans la seconde partie, la première consacrée à l’amour du temps de la jeunesse m’ayant quelque peu rebutée justement par cette non-présence des personnages à notre réalité qui pourrait passer pour une certaine forme de caricature, mais il fallait bien à l’auteure planter son décor si elle voulait ensuite s’amuser (j’espère qu’elle s’est amusée) à mettre en place sa chambre d’écho. Paul est étudiant, issu d’une famille modeste, obligé de travailler de nuit dans un hôtel pour subvenir à ses besoins ; hôtel dans lequel vit une riche héritière, Amélia, qui fréquente la même université que lui ; riche héritière qui fait l’objet de toutes les rumeurs, incomprise, isolée. Notre jeune héroïne n’a pas eu un parcours facile, sa mère disparue, poétesse, ayant sombré dans une folie liée à la guerre, à Sarajevo, à une fascination morbide ; notre jeune héroïne élevée par un père indifférent, obsédée elle-même par tout un tas de sujets qui – de prime abord – n’intéressent pas beaucoup les jeunes filles de son âge. Ne vous attendez pas à les aimer, ni l’un ni l’autre. Toujours est-il qu’après une passion dévorante, sous le patronage d’une figure tutélaire nommée Albers – professeure de son état, répondant elle-même à ses propres obsessions, liées à la ville, liées à la peur, liées à la peur dans la ville, à l’avenir des villes, etc. – après maintes conversations qui laissent Paul un peu pantois, fasciné en tous les cas par cette altérité – lui le bloc, le concret, l’ambitieux, il le deviendra – quelques épisodes violents ou orgiaques, un peu – Amélia disparaît. Disparaît comme sa mère avant elle. Et l’histoire peut enfin commencer à se répéter.
Il fut malheureux. Il fit ce qu’on fait dans ces cas-là ; il le fit, puis il dit l’avoir fait. Il raconta tout, sans réserve, fouissant sa mémoire comme une blessure, sans jamais réussir à y trouver le corps étranger, encore moins à l’extraire. Il déchira des photographies, donna des livres, des vêtements, coucha avec qui il put. Il fut cet homme fiévreux qui confesse sa vie dans des bars, des rades sinistres au sol collant qui portent tous des noms de femmes, des noms de belles étrangères mortes d’amour, Chez Carmen, Chez Aïda. Cet homme aux yeux rougis qui parle aux inconnus, qui leur vide son sac, et qui de son sac tire un jour, à l’aube, un marteau, et le pose devant lui, entre les verres vides, puis le regarde sans savoir ce que l’objet fait là ni depuis combien de temps il le transporte ainsi avec lui, et bien entendu son interlocuteur en sait encore moins et un silence s’installe. Un homme mal rasé qui déambule au petit matin dans les rues, marteau en main. Son poids le rassérénait. Il le glissait sous son oreiller pour se protéger de ses rêves, où elle était. Ses rêves où elle lui murmurait à l’oreille tout ce qu’il aurait dû dire, et faire, pour qu’elle reste, et dans ses rêves il comprenait, il comprenait tout, il débordait de gratitude et d’amour et sa joie le réveillait, son soulagement le réveillait, et quand il voulait se rappeler ce qu’elle lui avait confié, il n’en restait plus rien, un blanc qui s’étendait.
Il est certain que ce roman ne souffrirait pas un dépeçage en règle, chaque phrase isolée pouvant faire l’objet d’une lecture très pragmatique (restons sérieux), ou d’un débinage en règle (dans le genre poncifs alambiqués). Si j’osais, par moquerie (je ne suis pas toujours très charitable), je pourrais éventuellement le qualifier de « parisien ». Mais en restant lucide, autant que faire se peut – avouons que si la lecture en est souvent ardue, étouffante, rebutante, elle est néanmoins consistante, roborative car – justement – pleine d’idées, novatrice, aussi. L’Avancée de la nuit est une création littéraire, que l’on appréciera, ou pas, mais c’est un tout cohérent, qui dénote à défaut de détonner. Et quelques idées (notamment sur la ville, la nuit, la poésie, la violence, notre rapport aux territoires, l’impact des guerres au-delà des frontières) méritent tout de même qu’on prenne le temps de les creuser, tout comme certains thèmes (l’obsession plus que la folie, l’art) valent qu’on s’y attelle. L’histoire, ses leitmotivs, finit presque par devenir intrigante, tant on se demande comment l’auteure va réussir à boucler ses boucles. Quoi qu’il en coûte, il y a de l’ordre de la réussite dans ce roman. Une certaine idée d’un roman réussi.
Éditions Points – ISBN 9782757871607