Saisons noires – Julien Coquentin

Saisons noires Julien Coquentin.jpg

C’est étonnant, un livre, parfois. Nous sommes là, août tire à sa fin, la lumière présente, le ciel bleu, la chaleur. Et s’ouvre Saisons noires de Julien Coquentin, ses photos, ses travaux, sa campagne, son enfance. La forêt et la neige, parfois un enfant – petit sauvageon, libre, cheveux longs, qui se fout de l’objectif et n’a d’yeux que pour ses jeux – parfois un vieillard, ou un vieux, dit avec l’affection, la compassion pour ceux dont le corps semble déjà retourner vers la terre qu’ils ont toujours travaillée, une petite dame qui s’en va, sous son parapluie, la canne à la main. Mais plus souvent l’absence. La nature, sombre, menaçante, altière, celle qui nous a précédés et qui nous survivra, on n’en doute pas à la voir si entière, si pleine, si imposante. Et les villes, comme déjà abandonnées, émergeant de la brume, les rues désertes, la pluie qui vient de tomber. Sur la table, encore, nature morte, le cochon vient d’être tué, ses entrailles sont là, lavées du sang, propres, belles. L’âpreté d’un monde que nous offre Julien Coquentin à travers ses yeux, si discret qu’on en oublierait qu’il a fallu quelqu’un pour appuyer sur le bouton, pour saisir la beauté d’un monde où rien ne semble bouger, mais l’instant continue, la tête se tourne et déjà on entend l’orage qui arrive, le vent qui se lève. Est-ce parce qu’elles sont si noires, ces saisons, qu’elles nous imprègnent et nous projettent si loin ? À en oublier en une fraction de seconde que dehors il fait jour, que dehors il fait beau.

Avec quoi photographiait-il dans les années trente pour concevoir ces images ?

J’ai mon idée. Une idée romantique. Un tableau. Un homme en noir dont la progression est rendue difficile par la neige dans laquelle il s’enfonce profondément en jurant, croisant le pas des animaux, peut-être la foulée prudente d’un loup, la légende de la bête est tenace par chez nous. Je l’imagine, le curé, joue de sa soutane afin de se dissimuler sous le rideau noir de la chambre photographique, concentré, pour y observer le paysage. Je pense à lui parfois lorsque je photographie ces mêmes paysages, j’essaye de tracer un trait entre nous. Je suis allé au bout de la route, à la Borie noire, la forêt tout autour et le rocher dressé là-bas, c’était là les lieux qu’il arpentait.

Durant mes balades, je m’efforce de me fondre dans l’instant. En ville, photographier c’est devenir transparent, attentif aux autres, aux surgissements, à l’inattendu. Ici, j’apprends à voir, j’apprends à regarder, la forme des branches, la naissance des troncs, les contours des collines et la couleur des murs. Parce qu’il n’y aura ici nul surgissement en dehors de la lumière, de la brume et du vent et que ce qu’il me faut saisir est impalpable.

La Main donne, s’appelle l’éditeur, et l’œil prend, a-t-on envie d’ajouter. Un magnifique hommage à cette tendre mélancolie qui est clairement celle de celui qui a vécu ici, enfant, un infini respect pour ces brumes, ces clochers, ces arbres qui semblent appartenir à d’autres temps, à un moyen-âge de conte de fées, c’est triste mais beau et reposant de se dire que cela existe encore et encore que nous pouvons nous aussi nous y rendre, dans ces lointains qui ne le sont pas mais qui nous couperont d’un certain monde, nous reconnecteront à ce qui dure et perdure, à ce qui compte. Les mots semblent inutiles tant les photographies font mouche, quelques textes pourtant, rares et précieux, sur des feuilles, intercalés, couleur orange citrouille, orange d’automne. Un souvenir, un personnage disparu, un sourcier, un amoureux de la forêt qui un jour y a disparu, pour de bon, sans plus jamais revenir, sans prévenir. Saisons noires évoque cela, un départ, non une fuite, plutôt un retour, aux essentiels, aux promenades avec les oiseaux comme seuls confidents, les feuilles mortes qui crissent sous les pas, la surprise d’un cours d’eau qui a pris de l’ampleur, et puis le retour au village, au soir, les volets déjà fermés, peut-être encore une cheminée qui fume, ou alors non, encore cette impression de solitude, de repos, de contentement, et la porte qui grince sur la cuisine que l’on retrouve, et le jambon qui pend dans l’âtre, et la vie simple des simples gens.

Saisons Noires 2.jpg

L’auteur photographe dit : « J’ignore le moment où cette série a précisément commencé. Sans doute pas à la première photo. Je crois que tout ceci remonte à bien plus loin, au-delà de ma propre mémoire. » Et c’est cette mémoire qu’il nous offre aujourd’hui, dans un superbe ouvrage, mémoire des temps immuables, mémoire de son passé et de notre présent, de notre futur espérons. Mémoire de nos campagnes à l’heure où par la fenêtre ronronne ma ville, mémoire de l’enfance et des bottes jaunes que l’on enfilait pour aller sauter dans les flaques, sauver les escargots de la noyade (ou les y plonger parfois, pleins de bonne volonté pourtant), mémoire collective des jours de pluie, des promenades en forêt, en plein cœur de l’été, merci, pour tout cela, merci.

Saisons Noires.jpg

Saisons Noires 3.jpg

Éditions La Main donne – ISBN 9782954053073