Chien-Loup – Serge Joncour

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1914. Au loin gronde la guerre, au loin partent les hommes. Dans ce village reculé, un nouveau venu, un qui ne reste pas, monte encore, encore plus haut, se planquer dans la forêt, il se veut discret. Avec son accent allemand et les huit fauves qui l’accompagnent, il ne l’est pas. Au loin grondent les tigres, les lions. Dans le village tout résonne, dans l’esprit étroit, parfois, des villageois, l’étranger deviendra l’homme à craindre, à éviter, peut-être à abattre. Drôle d’histoire que ce cirque amputé qui débarque un beau jour de 1914 dans nos campagnes. Et puis il faut les nourrir, ces fauves, le dresseur en a fait son sacerdoce, en ces temps de massacre, son seul but : garder vivants ses animaux. Théorie du maitre ou de l’esclave, on se demande bien qui obéit à qui. Et dans tout cela, une femme, bien sûr, car l’amour est source de vie, que son flux est indomptable, même quand ce n’est ni le lieu, ni le moment. Serge Joncour tient son fil, le tire, le noue, doucement, jusqu’au grand final.

Jamais de tels cris n’étaient descendus depuis les collines. Jamais on n’avait entendu beugler comme ça. Vers minuit, au village, les premiers hurlements résonnèrent depuis les hauteurs, des hurlements lointains, qui à l’évidence se rapprochaient. Les anciens eux-mêmes ne déchiffrèrent pas tout de suite ce hourvari, à croire que les bois d’en haut étaient le siège d’un furieux sabbat, une rixe barbare dont tous les acteurs seraient venus vers eux. On pensa d’abord à des lynx ou à des renards qui se disputeraient une prise, ces petits fauves libres et enragés qui enfièvrent les nuits de leurs carnages. Ou alors c’était le requiem des loups, parce que les loups modulent entre les graves et les aigus, en meute ils vocalisent sur tous les tons pour faire croire qu’ils sont dix fois plus nombreux. Ces derniers temps on balançait ce qu’il faut de strychnine, malgré ça des loups il en restait dans les collines, alors on réveilla tout le monde, les anciens comme les enfants, on les tira du lit pour qu’ils frappent des cuillères sur le cul des casseroles, qu’ils sortent en criant bien fort, unique méthode éprouvée pour faire reculer les loups.

2017. Même lieu, autre temps. Couple d’amoureux, amoureux depuis longtemps, le temps de l’été, le temps des vacances. Lise les rêve isolées, de tout, loin des ondes, des hommes, des perturbations, des interactions, le temps du recul, le temps du refuge. Pour Franck, le connecté, l’ultra-pressé, l’adaptation est bien moins évidente. Producteur de son métier, toujours sur la brèche. Surtout que ses deux nouveaux associés – de jeunes loups, dents longues – n’attendent rien d’autre que de le faire chuter. La guerre semblait loin, elle est là pourtant et se joue de nous sous d’autres apparences. Débarque de nuit une bête étrange, plus qu’un chien, semblant mettre au défi l’homme tout en attendant de lui quelque chose de bien difficile à définir. Ce rappel d’une nature qu’il croyait avoir gommée sera-t-il le déclic qui donnera le courage à Franck de repartir au front ? Serge Joncour, tenant son tempo, laisse – là aussi – son histoire se dérouler, calmement.

Les mises en garde sur le chemin étaient formelles, et autant elles rebutaient Franck, autant elles confortaient Lise dans son choix. On disait que l’accès au mont d’Orcières était très abrupt, la dernière partie non goudronnée, il fallait donc un véhicule quatre roues motrices pour y monter. Pour se faire une idée plus claire, Lise tenta de retrouver le gîte sur Google Earth. Il n’y avait pas d’adresse précise, rien d’autre que le nom du lieu-dit le plus proche, elle dut survoler des hectares vert émeraude avant de repérer l’endroit. De toute évidence la maison était celle-là, dans le secteur il n’y en avait qu’une seule dressée au-dessus des bois. Quant au fameux chemin on le devinait, qui serpentait. Sans 3D on ne pouvait apprécier la rudesse de la pente, mais on discernait la trace sinueuse et claire qui partait de la route pour se perdre dans le vert, comme un dessin à la craie esquissé au milieu d’un décor. Lorsqu’on dézoomait, on découvrait alentour tout un maquis de chênes verts et des collines, et surtout pas d’autres propriétés. En revanche, à l’est du gîte, on remarquait une brillance en haut à gauche, un halo étincelant au cœur d’une masse sombre. On aurait dit un gigantesque éclat de soleil, une sorte de miroitement, Franck zooma dessus pour y voir plus clair, mais le reflet faisait une tache blanche.

Dans une alternance chaloupée, l’auteur brode ses deux récits. Entre les lignes, thèmes communs, les années passent, l’homme et le loup restent homme et loup. Parfois un écho, parfois une prescience. Le lecteur se laisse porter par ce paysage qui, lui, demeure immuable, la forêt, qui inquiète, qui nourrit, qui inspire la sauvagerie, qui aspire les humains, grande bouffée d’air entre deux respirations. On pourrait reprocher à Serge Joncour une certaine longueur – Chien-Loup pèse ses 472 pages comme d’autres pesaient leurs 80 kg – ça serait oublier que prendre le temps, parfois, est nécessaire, qu’il n’est pas ennemi car il grave dans nos cœurs les histoires et les hommes. Le temps est au centre de ce roman, temps de guerre, temps d’arrêt, temps qui passe ou qui se crashe, qui se répète, qui s’arrête. On pourrait reprocher à Serge Joncour un certain lyrisme, allonger ses phrases, les étendre, les emberlificoter ou les orner de tournures, d’apparats. Là encore ça serait oublier que c’est le ton du conteur, celui qui murmure au coin du feu les histoires oubliées, qui convoque les morts pour leur rendre un peu de chaleur. Si Chien-Loup est un pavé, s’il n’a pas été ratiboisé au gré des relectures, c’est qu’il faut parfois accepter le poids des choses, le poids du temps que l’on prendra à le lire, le temps qu’il faudra à l’auteur pour entrelacer ces quatre vies, le temps qu’il faudra au loup pour devenir chien, à l’homme pour se souvenir qu’il a été carnassier, à l’amour pour éclore ou se consolider. Juste un temps, 472 pages, le prendre, et faire cesser l’agitation qui nous malmène, au quotidien, cette course effrénée contre ce qui finit par nous annihiler. Petite leçon de sagesse, d’un grand bonhomme.

Éditions Flammarion – ISBN 9782081421110

À paraître le 22 août 2018