Accident de personne – Anne-Frédérique Rochat

Accident de personne

Charme du premier roman, encore balbutiant, encore hésitant, quelques mots qui reviennent, qui rassurent sans doute, une plume qui chatouille mais n’égratigne pas encore. Et pourtant l’univers d’Anne-Frédérique Rochat est déjà là, en devenir, fantasmagorie où les vivants côtoient les morts, où les mortes semblent vouloir prendre la place des vivantes, et où le talent se noie dans la déprime. Charline est peintre mais la couleur qu’elle ne voit plus n’apparaît plus que sur ses gants, ses multiples gants aux multiples couleurs, arc-en-ciel pastel qui vient couvrir les douces mains transformées en charpies, en charognes. Se mordre la nuit, pour conjurer la solitude, pour se sentir bien vivante, pour lutter contre l’absence de ceux, et de celle, sa jumelle, qui ont déserté sa vie. Prendre l’air, oui, fuir et revenir sur ses pas. Le hasard la ramène dans son village d’enfance, le hasard fait que son train percute une jeune femme. Accident de personne, comme ils disent, dans un étrange contre-sens. Résurgence déjà d’un passé qui aurait dû rester là-bas, loin, la suicidée était ancienne compagne d’école, primaire, et pourtant un souvenir vif rejaillit, celui de ses parents, idéalisés, comparés aux siens, ceux de Charline, qui vraiment n’en menaient pas large, oubliant que de leurs deux filles il leur en restait une, vivante.

Je voudrais avoir les idées claires.

Je voudrais avoir des idées tout simplement et cesser de broyer du noir. Je suis à sec, « désinspirée ». Le monde est plat. Mes mains sont vides. Mes yeux ne voient plus l’intérieur des choses, ils ne voient plus à travers. Où est passé le jaune qu’il y avait dans le vert ? Je n’arrive plus à peindre. Et toutes les couleurs qui sublimaient le gris ? Plus envie. Pour quoi faire ? Et puis que faire ? Des arbres, encore et toujours. Des hommes, des femmes, pareils à eux-mêmes. Des carcasses. J’ai perdu ma sensibilité artistique, j’ai perdu mes antennes. Voilà ce que je tourne en boucle dans ma tête depuis le début du voyage.

Ça fait sept mois et trois semaines que je n’ai plus touché une toile, c’était un dimanche.

Et voilà que le hasard me conduit dans la ville où j’ai passé mon enfance. Je ne suis pas sûre d’avoir eu raison de répondre à cette annonce. Madame Agathe cherchait une gentille dame pour garder son vieux chat durant les trois semaines où elle serait en Turquie, et madame Agathe vit à quelques pas du bistrot que tenaient mes parents à l’époque, à quelques pas de mon ancienne maison. Au téléphone, elle m’a dit qu’elle se souvenait de notre famille, de la « triste histoire », oui, elle se souvenait de moi, de vue, de loin, une petite fille charmante et réservée… C’est pour ça qu’elle a décidé de me confier la place, son appartement et son animal de compagnie, elle a tout de suite eu confiance en l’image qu’elle gardait de moi. L’annonce était jolie, j’aime bien le nom Agathe, c’est familial, j’aime bien les chats aussi, et puis surtout j’avais besoin, vraiment besoin de changer d’air. Voilà des vacances inattendues qui mettront un peu de beurre dans mes épinards !

Le reste du conte appartient à la fiction d’Anne-Frédérique Rochat, ne pas trop dévoiler, juste suggérer qu’à son habitude son histoire est peuplée de personnages un peu étranges, décalés, en décalage avec la vie terre à terre que nous menons, et pourtant si semblable à nous. Son héroïne, jeune femme troublée, arpente ces rues qui ont bien changé, hantée par des réminiscences et par des fantasmes toujours palpables, ceux de l’amour du père et d’une mère, de mouchoirs brodés à son nom, de plats grésillant dans la cuisine. Banale envie pour une orpheline, juste combler le manque, juste sentir l’amour, juste retrouver l’envie de peindre, de créer, de s’inventer. Faudra-t-il qu’elle s’oublie, qu’elle se drape dans un linceul et se glisse dans les draps d’une autre pour se retrouver ? Faudra-t-il qu’elle devienne autre, faudra-t-il que les ressemblances s’accentuent pour qu’une chance lui soit donnée, qu’une main lui soit tendue ? Osera-t-elle alors tendre les siennes, rougies, rongées, honteuses ? Le livre vous le dira.

Longtemps je me suis promenée dans la ville sans croiser personne ce jour-là. Tous les cafés étaient fermés. J’avais un peu froid, j’avais très envie d’un expresso bien chaud, bien noir. Il n’y en avait pas. J’ai continué à marcher. Ça m’a réchauffée. La ville était comme abandonnée. J’avais un sentiment de liberté incroyable. Je ne savais plus où j’étais, qui j’étais… mais je me sentais bien. Suspendue. Hors du temps. Le soir a commencé à tomber, je me suis dit que ce moment était spécial. J’ai eu envie de le peindre. Besoin de le peindre. Pour le retenir.

Je suis restée des heures dans mon atelier. Ça avait disparu. Ça m’avait échappé. Je ne sentais plus rien. J’étais vide. C’en était vertigineux. La nuit avait rempli la pièce, j’ai décidé de rentrer. Il y avait des gens dans les rues, les cafés étaient ouverts. Je ne me suis jamais sentie aussi seule qu’à ce moment-là. Quand j’ai ouvert la porte de la maison, tout était noir et silencieux. Je suis restée quelques instants sans bouger. À écouter le rien. C’est là que je l’ai sentie monter : l’angoisse. Pure, pleine, à son apogée. J’étais aspirée par tout ce noir, tout ce rien. Dissoute au milieu du vide.

Et ce n’est que bien des heures plus tard, au bord du sommeil, allongée dans mon lit que je me suis souvenue que c’était mon anniversaire. Notre anniversaire.

Et si on pardonne tant à un premier roman, si on trouve charmants des à-peu-près de débutante, c’est que déjà la grâce et la fragilité, déjà la force en devenir de l’auteure qu’est devenue Anne-Frédérique Rochat. Son monde d’obsessions bien à elle, dans lequel on se love, je me répète, avec une confiance et une douceur absolues, l’envie de bien faire et dans le même temps de se jouer d’une réalité qui n’a rien, rien d’évident, ni pour les unes ni pour les autres, de dire avec simplicité les grands drames et les immenses gouffres, sans s’apitoyer, sans en rajouter, à petites touches ou dans de menus faits, détails qui comptent. La gracile Charline porte en elle un peu de ceux qui la suivront, de ceux qui continueront d’habiter l’univers si particulier d’une auteure si particulière.

Éditions Luce Wilquin – ISBN 9782882534446