Les cigognes sont immortelles – Alain Mabanckou

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Quand passent les cigognes chantent les enfants de Pointe-Noire en cette fin des années 70, reprenant le chant soviétique traduit par leur professeur. Et parmi ces enfants, le collégien Michel que nous suivrons avec bonheur dans ce plongeon dans la vie congolaise sans doute bien proche de celle vécue par l’auteur, Alain Mabanckou. Mal sorti de l’enfance encore, composant avec sa naïveté attachante avec ce monde qui s’agite, forces en présence multiples, tribalisme et socialisme, jeux de pouvoir à tous les étages, et derrière la grande ombre grise des anciens colonisateurs, qui ont bien du mal à lâcher la main sur ces territoires dont ils s’étaient emparés, et où – dans les sous-sols – coule le pétrole si convoité. De son regard de gosse, Michel trace sa route, veillant à ne pas faire de bêtises, lui le tête en l’air chronique, à ne pas s’attirer d’ennuis, à bien travailler à l’école et à devenir le gamin que Maman Pauline et Papa Roger attendent qu’il soit, quitte à se répéter en mantra, demande de pardon, aussi savoureuse que leitmotiv en puissance. C’est plaisant, et heureux, de découvrir un pays inconnu par les yeux d’un enfant, espiègle malgré lui, l’œil affuté, mine de rien, sur cette société bouillonnante, faite de hauts cris et d’insurrections relatives, de sorcellerie et de quotidien très banal.

Mon père s’inquiète également pour sa monnaie, du fait que j’ai un problème depuis l’école primaire : les poches de mes shorts sont quelquefois percées, j’y cache des bouts de fil de fer qui me servent à réparer mes savates en plastique au cas où elles tomberaient en panne en pleine rue. Donc, au lieu de mettre la monnaie dans ces poches, je la serre fort dans la main droite. Malheureusement, au moment où je salue les papas et les mamans du quartier que je croise sur ma route (c’est obligatoire de le faire pour qu’ils n’aillent pas rapporter n’importe quoi chez mes parents), eh bien, la monnaie tombe par terre. Je dois la ramasser sans tarder sinon les gaillards qui fument le chanvre dans les coins des rues vont s’en emparer pour acheter des cadeaux à ces filles très maigres, les évadées, qui vadrouillent avec eux. Si nous les appelons les évadées c’est de leur propre faute : elles ont fui le domicile de leurs parents, elles sont habillées comme si elles n’étaient pas habillées, on voit tout gratuitement, elles n’ont pas honte de ça, et en plus elles acceptent de faire avec n’importe quel garçon des choses que je ne vais pas étaler ici, autrement on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir…

Le 18 mars 1977 est assassiné le camarade président Marien Ngouabi à l’autre bout du petit Congo, à Brazzaville. Depuis 1968, l’homme conservait le pouvoir, qu’il avait acquis de force, malgré les tentatives de coups d’état, malgré un crash spectaculaire. La politique, je vous vois venir, est un monde en soi auquel on porte, ou pas, l’intérêt qu’il mérite. Pour ma part, rien, nada, zéro. Et pourtant. Vu – toujours – par le regard d’un enfant, et par celui protecteur de son père et de ses oncles – la complexité d’une histoire ignorée se fait limpide, voire fascinante, voire – et là Alain Mabanckou me bluffe et m’impressionne – passionnante car empreinte d’un vrai suspense. Intérêt donc pour ce bouleversement et pour la manipulation qui s’ensuit ; fascination devant les informations qui parviennent de l’autre côté de l’Atlantique et la désinformation de La Voix de la Révolution Congolaise, alternative locale radiophonique ; terrible suspense devant ce qui se profile au lendemain de la mort d’un homme, mise en place rapide d’un pouvoir politique mais militaire – l’un ne va généralement pas sans l’autre – et la chasse aux sorcières, les purges qui s’annoncent. Et Michel, là-dedans, notre naïf, préoccupé avant tout par la disparition de son chien qui – visiblement – n’a pas réussi à avaler la nouvelle.

Derrière Mâ Moubobi, contre le mur en dur, il y a une photo encadrée du camarade président Marien Ngouabi. Quand on lui promet de la payer à la fin du mois, Mâ Moubobi se retourne et montre du doigt la tête de notre président :

— Tu as intérêt à payer à la date que tu m’as donnée, le camarade président Marien Ngouabi est témoin…

Le client regarde avec respect et crainte la photo de notre chef de la Révolution socialiste congolaise. C’est la même qu’on avait dans notre classe à l’école primaire. Le camarade président Marien Ngouabi porte une casquette de militaire et regarde vers sa droite. Il n’a pas de barbe, il a de gros favoris qui nous permettaient de le dessiner facilement pendant la leçon d’instruction civique. Sa veste militaire est magnifique, avec le bouton d’en haut fermé et, au-dessus de sa poche droite, il a l’insigne des para-commandos prouvant qu’il est capable de sauter d’un hélicoptère ou d’un avion et de retomber par terre sans s’écraser la tête grâce à son parachute. Le camarade président Marien Ngouabi est triste sur cette photo. Il a peut-être compris que ce n’est pas facile d’être d’un chef de la Révolution dans un pays où les gens veulent tout payer plus tard.

C’est un véritable travail de défrichage historique auquel s’attelle Alain Mabanckou tant il arrive à expliquer avec une parfaite transparence, et une vraie patience, un moment charnière de la vie de la RPC, République Populaire du Congo. Comment en sommes-nous arrivés à ce funèbre 18 mars 1977, comment les haines multiples – nord-sud, capitalistes-socialistes, différentes ethnies, les deux Congo (le Zaïre, désormais RDC – République Démocratique du Congo –  donc la capitale, Kinshasa, est à quelques minutes en bateau), colonisateurs-indépendantistes, comment les influences, européennes, soviétiques, chinoises… Un comment sans pourquoi, qui ne se targue pas de juger l’histoire. Il en fallait du talent pour me faire dévorer cette page d’histoire sans grincer des dents, allant même jusqu’à me donner l’envie de découvrir la suite des événements par mes propres moyens. Et si talent il y a – il est sans conteste – c’est parce qu’Alain Mabanckou a su mêler page d’histoire et tranche de vie. Notre cher collégien Michel va en effet se retrouver mêlé à ce déferlement de violence, dépositaire d’un secret qui aura de terribles conséquences, totalement inimaginables, folies. Jouant des focales, et de la technique de l’entonnoir, Alain Mabanckou nous offre le grand plaisir d’une magnifique fresque congolaise, pour nous amener à un autre instant charnière, celui de la vie d’un enfant. Un immense livre d’un auteur auquel, si nous ne pouvons lui promettre l’éternité, mérite déjà amplement sa postérité.

Éditions Seuil – Collection Fiction & Cie – ISBN 9782021304510

À paraître le 16 août 2018