Je suis Jeanne Hébuterne – Olivia Elkaim

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Ma première pensée, peu charitable, sur le style qui s’éparpille, pensées, dialogues, foutraques, mal canalisés. Mais finalement, la jeune fille, loin d’être majeure puisqu’elle ne double pas sa dizaine, n’y adjoint pas son année, fantasque et seule, déjà seule, femme d’une académie de peinture, à l’époque, pensez-y. La jeune Jeanne Hébuterne, peu disserte, muselée par un frère qui la serre de près, bien trop, d’un comportement de propriétaire, ou d’incestieux, heureusement parti à la guerre celui-ci, il manque, laisse un trou, laisse des larmes surtout dans les yeux de la mère qui n’en voit plus sa fille, et le père bonhomme, petit bourgeois, bien pensant. Mais la sève monte, et le fusain court, et dans les escaliers la rencontre, fulgurante, avec Amadeo Modigliani. Alors la petite, qui préfère se parler seule, tournera et retournera l’évidence, d’abord la fuite, rester dans le rang, et puis les sirènes et leur chant, tentation trop grande, la fête était trop belle. Dans ces circonstances, le style, voyez-vous, finalement… c’est un peu le bazar dans ce cœur tendre, ça s’entend que ça chamboule et que ça se bouscule. Ok, je prends.

Mon corps était chiffonné par terre, les tubes de gouache évadés de leur mallette, mon carton à dessin ouvert, le contenu éparpillé. Mes crayonnés au fusain, mes aquarelles, tout était là, dispersé, même les petites œuvres de mon brother, celles qu’il m’a confiées avant de partir au front.

— Je suis Amadeo Modigliani, a-t-il dit en se baissant à mes côtés.

Une onde chaude m’a parcourue, une honte huileuse que cet homme voie mes dessins et les raille avec ses amis artistes et les professeurs de l’académie. Je les entendais déjà graillonner, « Les filles qui font de la peinture, c’est pire que les peintres du dimanche. Elles ne domptent pas leurs nerfs, comment pourraient-elles maîtriser un pinceau ? » D’ailleurs, il a éclaté de rire. Son corps se déployait près de moi. Ses cheveux exhalaient une odeur de tabac et d’essence de térébenthine.

— Je te ramasse ça et on se retrouve demain, ici, à la même heure. Ne prends pas froid.

Je prends si bien que je me laisse prendre au jeu de cette histoire d’amour, pas ma came, mais l’ambiance, mais Paris, mais la guerre, la première, mais les peintres, les futurs, les grands noms qui l’arpentent, la butte, mais le style encore, si court et si pressé, quelques mots par phrase, quelques phrases par page, rien besoin de plus pour dire et réécrire l’histoire de Jeanne Hébuterne et d’Amadeo Modigliani, comment ils ont vécu et comment ils sont morts. On s’imagine la vie de bohème, le choc pour la donzelle qui se libère peut-être mais a bien du mal, aussi, à lâcher là ses chaînes, et la voix du frère, même de loin, même du front, assène sa hargne et sa mauvaiseté de petit garçon privé de sa poupée. Car la jolie poupée est devenue muse, dans les bras de son Juif de peintre, de son vieux de peintre, voyez-y des détails mais à l’époque ce sont des détails qui comptent, qui enlèvent à la fille l’amour de son père. Peint-elle encore ? Oui pour l’instant, les corps s’enlacent et les talent se lacent, le vin coule à flots, c’est sûr qu’il faut le suivre, l’Amadeo, dans ses cuites et ses délires et ses fuites, et son mauvais tabac pour ses mauvaises bronches, mais jeunesse, nouveauté aidant, amour surtout et passion, Jeanne découvre son nouveau monde et fuit l’ancien. Comment aurait-il pu en être autrement ?

Il faudrait bazarder mon confort et ma vie rikiki. Or tout m’y maintient : le bruit des patins de maman sur le parquet, la nuit, quand elle ne trouve pas le sommeil ; les odeurs de sa cuisine – sa soupe à l’oignon, ses choux farcis. Même en pleine guerre, elle sait donner bon goût au pain et à l’eau. Je me surprends parfois à attendre le moment des repas comme je cherchais son odeur et sa chaleur, avant de dormir, quand j’étais enfant.

Tout me retient : le regard fier de papa sur mes mains quand je crayonne, installée dans le voltaire, à Galluis ; ses mots encourageants, « Ma Nénette, tu seras une grande artiste », alors qu’il aurait préféré, c’est certain, que je suive la voie rangée de maman, un beau mariage, des enfants, le don pour les choses ménagères, une virtuose en cuisine.

Tout m’emprisonne : André, ses cartes postales, l’attente de ses permissions et de ces moments où il me murmure que notre amour est indépassable.

Ensuite, bien sûr, la vie se souvient qu’être une femme n’est pas toujours chose aisée, que les autres lui arrachent son aimé, que les nuits se transforment en attentes démesurées, que le corps devient handicap quand on ne peut en disposer à sa guise. Dans cette seconde partie, le style s’allonge et se fait sérieux, la joueuse Jeanne retrouve son mutisme, derrière elle une jeunesse trop tôt envolée, devant elle plus que quelques années à souffrir, souffrir mais toujours aimer. Nous avons là un objet littéraire proche de la biographie, romancée, accentuée, un roman qui se lit aussi vite que défile la courte vie de Jeanne Hébuterne qui n’aura laissé derrière elle que quelques toiles longtemps remisées, qu’il est beau de réhabiliter la vie d’une femme qui a aimé, qui a peint et qui a souffert, qu’il est beau de souffrir à notre tour en découvrant ce talent ravagé, cette passionnée, cet amour impétueux.

Éditions Points – ISBN 9782757872383