Faut-il parfois se montrer cruelle envers ses personnages pour créer un univers dans lequel les faire évoluer. Apocalypse, guerres ou catastrophes écologiques, virus ou émeutes, qu’importe les rumeurs, le résultat est le même : le courant s’arrête, avec lui le flot des informations, internet, téléphone, puis la chaleur du foyer, et sa lumière, puis l’essence qui se fait rare et les vivres tout autant. La mère ne verra pas la situation se déliter, le cancer l’emporte. Le père aura à peine le temps de transmettre ses connaissances, lui aussi disparaît et abandonne ses deux filles – Eva et Nell, même pas majeures – à la forêt. Car s’il lui faut camper une fin du monde pour parvenir à ses fins, c’est bien un huis-clos que Jean Hegland invente dans ce roman qui a très vite rencontré un succès retentissant. L’histoire de ces deux jeunes filles livrées à elles-mêmes dans un monde qui se meurt a touché les sensibilités, heurté sans doute les peurs et les angoisses qui nous assaillent parfois. Vieille idée de la survivance qui agite, affole nos imaginations.
Maintenant que j’y repense, je suis sûre que nous étions tous trois en état de choc. Hébétés, toujours sous le coup de la mort de Mère, moins de neuf mois auparavant, nous n’avons peut-être pas pris conscience, quand il en était encore temps, qu’après des décennies d’avertissements et de prédictions les choses commençaient vraiment à manquer. Et puis, comme nous vivions loin de tout, nous étions habitués aux épisodiques coupures d’électricité et à attendre que le courant soit rétabli dans les zones plus peuplées avant de l’être chez nous. Peut-être que nous aurions dû nous douter plus tôt que ce qui se passait était différent. Mais même en ville, je pense que les changements se sont produits si lentement – ou s’inscrivaient tellement dans la trame familière des problèmes et des désagréments – que les gens ne les ont vraiment identifiés que plus tard, au printemps.
Résurgence de nos peurs enfantines, la forêt, dense, est oppressante, même si elle est terrain de jeu de ces demoiselles élevées loin du système scolaire. Terrain de jeu conquis de haute lutte, contre l’avis de la mère s’inquiétant de tout, de la faune et de la flore, accordé par un père véritable homme des bois, un peu asocial mais père et mari aimant, parfait personnage du Natural Writing tel que le publie si bien les éditions Gallmeister. Quand elles se retrouveront en tête à tête, ces deux presque jumelles, l’heure ne sera plus au jeu, il leur faudra appréhender ce territoire multiple, terre nourricière et sources d’angoisses. Gageure que de tenir presque 300 pages dans un univers si restreint, sans sombrer dans le manuel de survie ou la liste des repas, car bien sûr dans de telles conditions, répondre aux exigeants besoins vitaux est une priorité. Mais avouons que Jean Hegland s’en tire plutôt bien, par la forme originale puisque Dans la forêt est le journal tenu par Nell, et qu’il s’accorde donc des sauts temporels qui tiennent en éveil, mais aussi par la foultitude de petits ou grands événements qui peuvent arriver à deux jeunes filles dans leur adolescence. Ainsi, ce n’est pas parce que l’on vit dans des circonstances particulières que les affres du cœur, du corps, que la passion – l’une pour les études, l’autre pour la danse – qu’une certaine forme de dépression ou de fatalité, telles qu’elles savent si bien s’abattre sur les trop frêles épaules, que la colère même, mais aussi l’amour, ne naîtront pas sous la cime des grands arbres. Dans la forêt est le roman d’un âge tendre où la vie apprend à devenir dur, une jolie manière de décrire ou de réécrire les rites initiatiques du passage à l’âge adulte.
Je ne travaillais pas. Je ne lisais même pas. Eva ne dansait plus qu’une heure ici et là par jour. Le matin, nous donnions aux poules leurs rations de plus en plus maigres de maïs concassé, vérifiions leurs nichoirs où elles pondaient de moins en moins souvent, puis nous les laissions sortir pour gratter la terre de la cour. Nous nous lancions dans des parties interminables de Backgammon sur un tablier qui s’ouvrait comme une valise. Sans fin nous en faisions le tour avec nos pions, voyageant, n’arrivant nulle part à bon port, tout en attendant que le téléphone sonne ou que le courant revienne, tout en attendant que la nuit tombe afin de pouvoir barrer une autre journée morne sur le calendrier dans la cuisine, tout en attendant d’être sauvées de la mauvaise direction qu’avaient prise nos vies.
Souffrant sans difficultés une lecture et une relecture, Dans la forêt est un très bon roman à l’américaine, alliant originalité et thème actuel, les personnages sont suffisamment élaborés pour évoluer dans leur individualité, les mises en situation et bouleversements – intérieurs comme extérieurs – provoquent curiosité et empathie, le tout teinté d’une certaine mélancolie car rien ne sera jamais facile, ni les actions ni les choix, pour ces deux jeunes filles. Maîtrisant sans peine et sans faillir son récit, Jean Hegland arrivera même à boucler une histoire qui aurait pu s’écrouler d’elle-même, sur elle-même, évitant les évidences, les répétitions et autres facilités. Un pur divertissement qui laissera sans doute quelques belles images derrière lui.
Éditions Gallmeister – ISBN 9782351781425
Traduction (américain) de Josette Chicheportiche