Mont Blanc est de ces livres anecdotiques, et c’est tragique à dire car il parle justement d’une tragédie. Fabio Viscogliosi a perdu ses deux parents dans l’incendie qui a ravagé le tunnel du mont Blanc en 1999. Au-delà de l’interrogation très basique de se dire que la vie est étrange, se dérouler pour en arriver à cette minute précise où l’on se retrouve à un endroit précis – le propre de l’accident, qui bien entendu aurait pu être évité mais ne l’a pas été – s’en suit, longtemps après les faits, l’habituel procès d’esbroufe où l’un paye pour tous les autres – passons – l’auteur revient sur cette partie de son histoire familiale des années après. L’émotion est toujours présente, évidemment, mais elle est distanciée, ne noie plus Fabio Viscogliosi qui, à défaut d’un apaisement ou d’une logique dans ses idées, peut faire preuve d’un certain détachement, quelque fois même d’un (relatif) humour (léger).
Avouons-le, le mont Blanc me poursuit partout. Je ne voudrais garder aucune rancœur contre cette montagne à laquelle ma vie est liée désormais. Je l’emmène avec moi, dans mes poches, en bandoulière, dans mes pensées. Oui, je l’avoue, il teinte mon regard comme mes lectures. Il est présent à chaque instant, tel un filtre qui sournoisement modifie les couleurs du paysage ou en accentue les contrastes. Il surgit souvent, à l’improviste, au détour d’une image, d’une conversation ou de la situation la plus anodine (ce matin, cette affiche dans le métro parisien : Vallée de Chamonix – mont Blanc, la nature pure et dure). Difficile de le nier, ma géographie lui tourne autour, il est l’axe à partir duquel se déploie l’univers. J’aimerais volontiers me défaire de cette pensée analogique qui tisse un jeu de correspondances entre les éléments les plus furtifs, mais je sais qu’il ne me lâchera pas facilement. Alors, je l’accepte, avec l’idée secrète de m’en délester, un jour ou l’autre.
Journal de deuil donc, désordonné, comme le sont les journaux en général, la vie est ainsi faite, comme le sont d’autant plus ceux qui ont trait aux grandes fatalités que l’on fuit en se rattachant aux détails, aux associations d’idées, avec une acuité particulière. Les signes qui font sens, les coïncidences qui n’en sont pas vraiment mais que l’on se plait à tourner ainsi. Fabio Viscogliosi a l’avantage non négligeable d’être un homme plutôt sympathique, qui ne se noie pas – donc – et ne nous noie pas – sous un déluge de larmes, le deuil – même s’il ne sera jamais total – a fait du chemin. Et il aimait visiblement ses parents qui s’aimaient tout autant. Pas tellement de triturage donc, de regrets sur ce qu’on n’a pas eu le temps de dire ou qu’on regrette d’avoir fait. Plutôt un ensemble de courts chapitres, des pensées de passage, ayant (plus ou moins) trait aux événements funestes à l’origine de ce livre, Mont Blanc.
Certains jours, je tournais en rond au milieu du salon, ne trouvant rien à faire, rien de précis. Je n’osais pas même me préparer un café. Je me disais qu’il aurait fallu pourtant, ou sinon le percolateur serait bientôt grippé par le calcaire. J’ouvrais un tiroir, caressais un meuble, une cuillère, un bibelot, je saisissais un livre – ces mémoires de Marcello Mastroianni, par exemple, dont je n’ai jamais dépassé la préface. J’allais m’allonger sur le lit, je respirais leur odeur, le nez dans les vêtements. Puis je me relevais brusquement, comme surpris par un observateur fantôme planté au coin de la chambre ou sous les couvertures de mes parents, capable de lire mes pensées les plus secrètes, les plus honteuses. À l’étage, assis sur le parquet flottant – nous l’avions posé ensemble, tout comme l’escalier qui y menait-, je cherchais la lame sous laquelle mon père, un dimanche, d’un coup de cutter, avait perdu une giclée de sang.
De l’émotion il y en a bien sûr, contenue certainement, entre les lignes visiblement, et puis l’intérêt (un peu galvaudé mais toujours réel) pour ce qui reste « pour les autres » (les lecteurs) un terrible fait divers. L’écriture agréable de Fabio Viscogliosi, et l’attention teintée de tendresse (certaine) que l’on peut avoir à le suivre dans le cours de ses pensées et de ses pérégrinations non chronologiques, font que ce livre se cale entre de bonnes mains et n’a pas de risques d’en tomber. Il est même fort probable qu’il se lise d’une traite. Le souci vient donc de l’après lecture. 24 h après l’avoir terminé, je regarde sa couverture vert forêt, en me demandant bien quoi vous en dire, fronçant même un sourcil en me demandant même ce qu’il contient. L’histoire d’un cadenas récalcitrant, un passage sur un cycliste décédé, l’accueil à la SRPJ, une délicieuse envolée sur Borges (clin d’œil appuyé à Vila-Matas), un Paris-Match, Pétrarque, de la pluie et de la neige, un deuil impossible. Une montagne qu’il faudra contourner ou escalader, ou oser traverser, car ce ne sont là que les trois façons de passer de l’autre côté, dans l’acceptation. Le mont Blanc comme un bloc, funèbre tombeau, hantise qui hante autant qu’elle tente. Une belle métaphore et puis la vie, une vie, deux morts.
Éditions Stock – ISBN 9782234071049