La Dernière goutte

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Amandine Glévarec – Cher Christophe Sedierta, les éditions La Dernière Goutte fêtent leurs 10 ans, j’hésite entre le « déjà ! » et le « seulement ! » tant j’ai l’impression d’avoir toujours vu vos livres en librairie, et pour vous, c’est passé vite ?

Christophe Sedierta – Oh que oui ! Si les premiers livres ont été publiés il y a dix ans, en février 2008, le travail, lui, a commencé il y a douze ans. Mais dix années d’aventures, c’est déjà pas si mal !

A. G. – Accepteriez-vous de nous parler de votre parcours personnel qui vous a mené à devenir éditeur ?

C. S. – Un lycée franco-allemand, l’Institut d’études politiques de Strasbourg, une fac de droit qui se termine avec un doctorat en droit international. Donc, absolument rien à voir avec le monde de l’édition. Mais à côté de cela, il y a eu des lectures et l’envie d’en faire quelque chose, de continuer à découvrir des textes et de partager ces découvertes, les émotions et les réflexions qu’elles font naître. Il y avait l’idée de créer quelque chose autour de la littérature. D’abord avec le projet d’une revue littéraire offrant un petit espace à des livres qui n’ont pas droit à des articles dans une presse dépourvue de toute curiosité et essentiellement chargée de faire la promotion d’une littérature qui ne m’intéresse pas et qui aurait plutôt tendance à me détourner de la lecture. Puis, un soir de juin 2006, j’ai pris une bonne baffe en assistant à un spectacle, une pièce de théâtre mise en scène par Simon Delétang et adaptée d’un livre de Pierre Mérot, Petit camp. C’est le point de départ, le déclic qui a mené à la création de La Dernière goutte avec l’envie de faire exister des textes qu’on aime et de les faire découvrir aux lecteurs curieux.

A. G. – J’apprends dernièrement, non moins stupéfaite, que vous avez une autre activité professionnelle à côté de votre métier d’éditeur. Ça ne nourrit donc pas son homme la littérature ?

C. S. – Visiblement pas ! En tout cas, pas la littérature que j’aime et que j’ai envie de publier. Et puis, il ne faut pas se mentir : pour vivre de l’édition, il faut de gros moyens dès le départ, des réseaux, une fortune personnelle, les résultats à venir du loto, ce qui n’est pas notre cas. Mais ce n’est pas très grave : tout ce que je souhaite, c’est avoir les moyens de publier les cinq ou six livres que j’ai envie, chaque année, de proposer aux lecteurs. Avec un autre métier à côté, cela me permet de ne pas me mettre en danger personnellement. C’est aussi ça la réalité de la petite édition : on entend beaucoup les auteurs et les libraires se plaindre, mais on ne se demande que rarement comment les petits éditeurs se débrouillent pour tenir. On serait très surpris, si on s’intéressait à cette question, de voir les efforts et les sacrifices qu’ils font pour que les livres qu’ils aiment puissent exister, et à quel point leurs maisons sont fragiles.

A. G. – Les livres de La Dernière goutte sont très beaux, très pro, trouver le bon graphisme, se démarquer, cela était-il une préoccupation dès vos débuts ou cela s’est-il imposé tout naturellement, au gré des envies ?

C. S. – Merci, votre compliment me fait bien plaisir !

Je tiens énormément à l’objet-livre (c’est pour cela que je ne suis pas un adepte de la lecture de fichiers sur tablette). Avoir chez soi une bibliothèque remplie de livres, c’est magique, ça permet de voyager rien qu’en lisant les titres sur les dos. Faire défiler les titres de fichiers sur un écran, ça m’amuserait beaucoup moins. D’où l’envie dès le départ, quand nous avons réfléchi à la présentation, au graphisme, de proposer un bel objet. Pas pour se démarquer (ce serait assez prétentieux), mais pour avoir du plaisir à regarder, à toucher le livre.

À l’origine, il n’y avait pas de stratégie (par la suite non plus, d’ailleurs…) : nous voulions simplement faire des livres qui nous plaisent d’un point de vue esthétique, avec du beau papier intérieur et de couverture, une belle maquette (sobre), un logo qui résume l’état d’esprit de la maison, une typographie de couverture qui attire l’œil et une typographie intérieure qui rend la lecture agréable. J’avais envie d’une ligne graphique reconnaissable. Au cours de la phase de création de la maison, nous avons eu la chance de rencontrer Philippe Delangle et François Rieg, de l’agence de graphisme Dans les villes, à Strasbourg. Nous leur avons présenté le projet en leur parlant de l’état d’esprit de la maison et, après de nombreuses et passionnantes discussions, Philippe et François nous ont présenté le logo, la couverture et la typographie. Nous avons été emballés ! L’idée de couper le bonhomme en deux, de mettre les pieds en haut de la couverture et la tête en bas (on peut d’ailleurs le reconstituer avec deux livres, comme un puzzle), le fait qu’il brandisse à bout de bras ce qui ressemble à une goutte d’encre, mais qui peut être autre chose aussi, l’élégance du personnage, son côté ironique et joueur, décalé et intemporel, nous avons trouvé que tout cela correspondait exactement à l’état d’esprit de La dernière goutte. Par la suite, au bout de sept ans, nous avons demandé à Philippe et François de faire évoluer un peu la couverture : tout le monde n’était pas aussi sensible à la sobriété de la présentation que moi. D’où des couvertures qui, depuis 2015, intègrent une photo ou une illustration, ce qui me va très bien car j’aime beaucoup l’une et l’autre et ça ne nuit pas du tout à la cohérence de la ligne graphique, au contraire. La collection Fonds noirs (littérature de genre, comme on dit, principalement polars et romans noirs), avec sa couverture rouge, a suivi la même évolution.

A. G. – Combien de livres publiez-vous par an, comment êtes-vous distribué, et éventuellement diffusé ? 

C. S. – Nous publions très peu : en moyenne, six livres par an. C’est amplement suffisant et je ne me vois pas en publier davantage. D’abord parce que je n’ai ni le temps ni les moyens d’en publier davantage. Ensuite, parce que je ne pense pas que cela m’amuserait. Publier des livres doit rester un plaisir et avoir un sens.

Quant à la diffusion/distribution, c’est Volumen-Interforum qui s’en occupe, une structure où nous avons la chance d’être représentés par des personnes formidables (et je ne dis pas seulement ça parce qu’elles sont susceptibles de lire cet entretien !)

A. G. – À tort peut-être, j’ai l’impression qu’il est souvent question de guerre dans les livres que vous publiez, vos parutions reflètent-elles vos goûts personnels, qu’est-ce qui vous motive à choisir un texte ?

C. S. – Trois livres sur cinquante-cinq, ça ne relève pas tellement de l’obsession pour la guerre, je trouve. En revanche, la question de la mémoire, elle, est très présente dans nos publications.

Quand on me pose la question de ce qui me motive lorsque je choisis un texte, j’ai l’habitude de répondre que je suis particulièrement attentif à trois choses : l’écriture, l’histoire et la vision du monde de l’auteur. J’aime les raconteurs d’histoires qui savent marier l’élégance et l’irrévérence, mais aussi la truculence, la poésie et l’espièglerie. Par-dessus tout, j’aime les voix sincères, les univers ciselés, les écritures qui tout en étant travaillées ne sont pas factices, les empêcheurs de penser en rond et les univers sombres qui s’aventurent vers l’ironie ou le franchement hilarant. Il faut que le texte me fasse vibrer, sans quoi je ne vois aucune raison de le publier. J’aime être dépaysé, voire sérieusement remué par une phrase, un style, des images, une histoire. Ce qui compte, c’est le plaisir et j’espère que les lecteurs qui s’intéressent aux livres que nous publions en éprouvent autant que nous.

A. G. – Quel lecteur êtes-vous d’ailleurs ?

C. S. – Un lecteur plutôt curieux et exigeant. Ça va de la bd aux littératures de genre.

A. G. – Vous laissez la part belle aux traductions, quel est votre lien aux autres langues, en maitrisez-vous d’autres, comment vous tenez-vous au courant de ce qui se passe ailleurs ?

C. S. – Nous lisons dans d’autres langues (et Nathalie traduit également), ce qui facilite les recherches de textes et d’informations, mais nous n’avons pas toujours le temps pour cela. Pour se tenir au courant de ce qui se passe ailleurs, je me sers évidemment d’Internet : il y a des éditeurs étrangers dont je suis le travail, des revues dont je lis les études et qui me donnent des idées. Mais suivre l’actualité (littéraire, éditoriale) n’est pas vraiment ce qui me passionne le plus… Pour découvrir des textes, je préfère les chemins de traverse et la date de publication d’un texte m’importe peu. Je peux m’intéresser à un texte publié dans son pays il y a dix, vingt ou cinquante ans, tout comme à un texte très récent. La seule chose qui compte, c’est la qualité littéraire du texte.

A. G. – La dernière question pour La Dernière goutte, de quelle humeur s’agit-il donc ?

C. S. – Un mélange de sang et d’atrabile. Ça peut donner des résultats un peu étranges… !

A. G. – Et la question bonus spéciale 10 ans, et si c’était à refaire ?

C. S. – Je m’en voudrais de créer des paradoxes temporels en voyageant dans le temps…