À mes yeux – Laurence Werner David

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C’est une histoire forte et la seule image qui me vient en tête – décalée – est celle d’un Rubik’s cube, là où chaque mouvement éloigne les cases les unes des autres, là où chaque face semble ne pas avoir de lien avec les autres, là où pourtant les couleurs s’associent, alliances. Histoire étrange, presque surréaliste, de cette femme fuyant une voiture, emmenant avec elle le plus jeune de ses deux fils, disparaissant, s’évanouissant. De cet homme qui bien des années après, après avoir élevé le plus grand, se met en quête du plus petit, le retrouvant, séduisant par hasard ou par calcul, la mère de la petite amie de celui-ci, gardant pour lui ses secrets comme son père avant lui avait gardé les siens, n’opposant que sourires et mutisme évasif aux demandes de son fils, sur son propre père (tout le monde suit ?). Et dans cette histoire de famille, de familles, anciennes, détruites, recomposées, s’impose le fait divers qui viendra bouleverser le fragile équilibre, l’assassinat – bien réel – d’une toute jeune fille par un jeune homme, guère plus âgé, récidiviste, partageant la même cour de lycée qu’elle, l’ayant côtoyée des mois durant, qui après l’avoir violentée aura essayé de la faire disparaître, faire disparaître son corps en le brûlant. Les racines du mal se cacheraient-elles dans la transmission, dans la répétition ?

Vers minuit, la sonnerie de mon portable nous a réveillés. C’est encore Mattéo. Je descends dans le salon. Sa prolixité est brouillonne. Il ne s’est jamais aperçu à quel point il a été imprégné de cet endroit, le Gâtinais, articule-t-il comme s’il découvrait ce nom de région pour la première fois. La forêt pourrait être n’importe quelle forêt, la ville de Nemours pourrait être n’importe quelle autre ville traversée par une voie ferrée, un canal, une Maison des receveurs et un hospice de briques rouges, et pourtant aujourd’hui il sait que c’est la sienne. Une ville dominée par l’histoire d’un château médiéval comme tant d’autres. Il a fallu que des amis le questionnent, sachant avec précision, eux, d’où ils venaient, pour comprendre qu’il était né et avait vécu ici et que la forêt, « ma forêt », dit-il alors, pouvait être localisée sur une carte géographique.

Étrange histoire donc aux protagonistes nombreux, deux familles recomposées, autant par ces situations inhabituelles – et pourtant la plus douloureuse – si tant est que l’on puisse parler d’une échelle dans la douleur – finalement est bien réelle – que par la distance entre les êtres, les rapprochant parfois, les éloignant ensuite. Et puis l’environnement, cette forêt qui protégeait, comme dans les contes pour enfants, et qu’il faudra pourtant quitter pour rejoindre un monde en préfabriqués, clownesque et pitoyable représentation d’un monde de Playmobils désincarnés. Et puis autour de cette cellule, deux adultes et trois enfants, deux couples, rôdent des personnages, plus ou moins bienveillants, plus ou moins présents, agissant comme un liant ou un répulsif entre ceux qui nous préoccupent. Enfin, et ce n’est pas la moindre, au-delà d’une écriture dense de réelle écrivain, que je découvre, assez subjuguée, la philosophie, le philosophe – Paul Ricœur –, omniprésente, assurant d’un côté la protection de Jade, la mère, dardant le père orphelin, Victor, d’une obsession qui remonte à sa propre histoire familiale, si tant est qu’il accepte de se souvenir de la photo manquante, du deuil refusé.

Ce ne sont pas les ratés, les manques, ni même, avec le temps, les joies partagées ou la manière dont s’est faite la chute comme souvent une histoire d’amour se relit à l’orée de sa fin, qui pourraient aujourd’hui vérifier une quelconque vérité de notre lien. Plutôt des bribes d’images, des passages d’une route pleine d’activités à une autre route moite et grise ; plutôt des élans qu’on revit plus dissonants qu’ils ne l’étaient sans doute ; des mouvements plus que des conversations ; des débris de paysages, la rosace d’un vitrail, un incendie dans la montagne, des lèvres fraîches pendant la sieste, des dunes dans les dernières heures du jour ; les garçons guettant l’arrivée des chevaux sauvages dans les Cévennes ; Tom fixant de préférence l’aigle royal, aspiré par ses vols planés puissants. Et toutes ces choses de la nature qu’il pointe du doigt et que je reste impuissant, moi l’expert en peaux de bêtes, à nommer.

À mes yeux n’est donc ni un roman évident, ni un roman simpliste. Dans une ambiance lourde, chaque non-dit étonne, chacun semble suivre le chemin qui l’emmènera à la découverte de sa propre solitude. Roman de transmission, de retrouvailles décevantes, d’incompréhensions entre les générations, de l’inquiétude des parents qui ne savent quel masque porter, celui de la confiance indifférente ou du trop-plein d’émotions, des enfants perdus qui choisissent parfois des routes dangereuses, pourtant celles de l’âge adulte, du poids du passé qui pèse , des questionnements qui nous dépassent car quelle réponse opposer au mal que l’on ne peut pas accepter, ni comprendre. Cette omniprésence de la violence, ou de la peur, ou bien des deux, font de ce livre et une expérimentation, et un chamboulement. Tout sauf anodin. On en ressort lessivés, perplexes de ne peut-être pas avoir réussi à poser le doigt là où l’histoire, les histoires, basculent, se bousculent, sans savoir s’il faut se réjouir ou cacher sa peine. Histoire d’amour et histoire de mort, la vie.

Éditions Buchet Chastel – ISBN 9782283030028