Je l’imagine les yeux secs, mais encore rougis d’avoir trop pleuré, les bras ballants, mais les poings fermés, la tête baissée, mais les sourcils froncés. Dans quel état est-on quand on écrit sur ce sujet banal, comme il le dit dans les dernières pages, dans quel état est-on quand on écrit sur son père, la mort de son père. Le fait-on tout de suite ou laisse-t-on passer un peu de temps. Est-ce un hommage, se dépêche-t-on pour ne rien oublier de ce qui a été et de ce qui est, la vie d’un homme qui fut homme avant d’être père, les relations qui se tendent à l’adolescences, les velléités d’une vie dont la tonne d’archives et de classeurs divers fait montre, la mort dont on ne sait si elle est si absurde – à quelques mois de la retraite, à la cueillette aux champignons – ou si elle cache un message, un saut dans le vide, le cérémonial et les adieux auxquels il manque un dernier regard, grave-t-on ce qui fut réalité pour ne pas la confondre avec une fiction, cet état d’absence, d’incompréhension, état de choc. S’abstenant des questions, Pierric Bailly œuvre d’un petit livre blanc, qui semble tant aller de soi, fluide tout du long, banal peut-être et pourtant aimable et aimé.
Après le lycée et les premières usines, il a rejoint le chantier du Viel Audon, un hameau planqué au fin fond des gorges de l’Ardèche où des milliers de jeunes se sont regroupés pour rebâtir les bâtiments en ruine et permettre le développement d’une vie communautaire. Puis il a rencontré ma mère sur le plateau du Larzac lors du deuxième rassemblement contre l’extension du camp militaire. Il avait vingt ans et elle en avait seize. Dans la foulée de leur rencontre, il a entamé son service civil en Corrèze pour le compte de l’Office national des forêts. Il était hébergé dans un hôtel tenu par un inconditionnel de la vedette politique locale, le jeune Premier ministre Jacques Chirac. Deux ans plus tard il était à Creys-Malville avec ma mère pour manifester contre la fabrication de la centrale nucléaire Superphénix. Ont-ils participé aux affrontements avec les CRS ? C’est bien possible. Enfin, ma mère a décidé de le rejoindre dans le Jura. Mon père est devenu artisan, ouvrier ébéniste à Cogna, puis tourneur sur bois à Saint-Lupicin, à côté de Saint-Claude, où il fabriquait des pipes en bruyère et des stylos en bois précieux. Ma mère a répondu à une offre de la Sécurité sociale pour intégrer un IMPP, Institut médico-psycho-pédagogique, en tant qu’éducatrice, alors qu’elle n’avait aucune formation. Il se sont installés ensemble dans un petit village en bordure du premier plateau, Montaigu, en surplomb de Lons-le-Saunier.
Aucune grandiloquence, à peine une élégance réelle mais ni pensée ni surjouée, un texte qui se déroule reprenant ses étapes, respectant sa chronologie, et parfois une pensée qui surgit et laisse penser que la mort est encore là, pas très loin rôdant encore, avec elle ses questions qui sur un détail – de ceux qui n’en sont pas quand l’esprit est clair – prend une dimension folle car sans réponse, sans réponse jamais. L’Homme des bois y était seul et lui seul a vu sa dernière heure arriver. Quel intérêt, nous autres, de lire une vie, de celle que l’on ne croisera pas ni plus, car si le fils s’évoque, le premier plan est réservé au père, à ce qu’il en savait aussi, à ce qu’il en percevait au rythme d’une garde alternée bien vite, à ce qu’il aurait aimé qui soit mais qui n’a pas été. À peine une pudeur sur les mauvais côtés, les gueulantes qui déconcertent venant d’un homme plutôt discret, solitaire à regret, chaleureux pourtant, grand coureur et éternel insatisfait. Quand on arrive à parler de son père en homme, comme d’un homme, et ses erreurs, et ses regrets, et ses défauts, sans doute que l’on en est devenu un, un homme. Et la mort là-dessus qui bouleverse et ramène en arrière, qui jette la lumière grise sur l’appartement enfantin, qu’il faudra bien vider, mais plus tard, mais à son rythme. Histoire douce et tendresse pudique, ce qui en ressort c’est ce grand vide, ce désarroi de la tête vide.
J’ai plutôt une belle image de cette période de la vie de mes parents, ces années précédant ma naissance et leur séparation précoce. Une image de vie collective et festive, marquée par des rencontres importantes, comme ce couple d’artistes, Charton et Rougeul, tous les deux peintres et graveurs. Une vie de bringues et de bitures, pour reprendre les mots de ma mère, avec ses collègues de boulot à elle, la bande de l’IMPP de Montaigu, et puis avec les amis de mon père : des artisans comme lui, ébénistes, sculpteurs, tourneurs sur bois, mais aussi la bande du MAN de Lons – Mouvement pour une alternative non-violente –, ses anciens camarades du lycée, ses coéquipiers du foot à Clairvaux – parce qu’avant de s’en désintéresser totalement, il a joué au foot pendant quelques années –, puis ceux du rugby – parce qu’après le foot, il a joué au rugby, toujours à Clairvaux, en tant que demi de mêlée. Le rugby, il aimait vraiment ça, et il s’en sortait plutôt bien. Il adorait taper les pénalités. Un de ses voisins à La Frasnée jouait avec lui, au poste de pilier, Armand, une force de la nature, une légende locale. Sa femme a été ma première nourrice.
Et puis bien sûr s’il est cité dans le titre c’est que le bois, et le Jura, sont aussi personnages de ce roman. La forêt qui a englouti l’homme qui aimait s’y perdre et qui trois jours durant n’a pas rendu le corps. La forêt comme hostile, rugueuse et pourtant indissociable de ceux qui sont nés près d’elle. Et le Jura comme une île, où entonnant le discours funèbre l’accent se faufile et se glisse dans la bouche de celui qui l’avait quitté. Partir et revenir, terre natale et terre d’adoption, racines. L’Homme des bois a cela de très particulier qu’il n’en rajoute pas, il ne se joue pas des émotions, il n’invente pas, n’élude pas, ne se la raconte pas. Et s’il n’y a pas d’effets de manche, on sent la nécessité de l’écrire et l’urgence, peut-être aussi, de l’éditeur de publier ce texte spontané. Pierric Bailly d’un trait de plume sur quelques dizaines de pages, en mettant les formes car il est visiblement et réellement écrivain, raconte – simplement, délicatement – la mort d’un père, celui qui n’est pas parti, celui qui n’a pas écrit, mais celui qui a vécu, à sa manière. Un deuil partagé avec nous, et pour cela, et pour le reste, et pour L’Homme des bois, on ne peut que remercier.
Éditions P.O.L. – ISBN 9782818041833